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vaient de la même existence, et qu’il ne comprenait pas qu’il pût jamais supporter la perte de son fils, ou même son absence.

Oh ! comme il se reprochait d’avoir laissé partir le matin Georges sans l’interroger, sans avoir pénétré au fond de sa pensée, sans connaître à quels dangers il allait s’exposer ! Comme il se reprochait de ne pas lui avoir demandé à le suivre ! Mais, cette idée, que son fils allait entreprendre une lutte ouverte contre les blancs, l’avait si fort anéanti, que, dans le premier moment, il avait senti toutes ses forces morales l’abandonner. C’était, nous l’avons dit, dans la nature de cette âme naïve, de n’avoir de puissance que devant les dangers physiques.

Cependant la nuit était venue, et les heures s’écoulaient sans apporter aucune nouvelle ni consolante ni terrible. — Dix heures, onze heures, minuit sonnèrent. Quoique l’obscurité qui s’étendait au dehors et que rendaient plus profonde encore les lumières allumées dans l’appartement empêchât de rien distinguer à dix pas de distance, Pierre Munier continuait d’aller, à des intervalles presque réguliers, mais se rapprochant cependant sans cesse l’un de l’autre, de son fauteuil à la fenêtre, et de la fenêtre à son fauteuil. Télémaque, véritablement inquiet, s’était installé dans la même chambre ; mais si dévoué que fût le fidèle domestique, il n’avait pu résister au sommeil, et il dormait sur une chaise, appuyé contre la muraille, où sa silhouette se dessinait comme un dessin au charbon.

À deux heures du matin, un chien de garde qu’on laissait ordinairement errer la nuit autour de l’habitation, mais que ce soir-là une préoccupation générale avait maintenu à la chaîne, fit entendre un hurlement bas et plaintif. Pierre Munier tressaillit et se leva ; mais, au lugubre bruit que la superstition des noirs regarde comme l’annonce certaine d’un malheur prochain, les forces lui manquèrent, et pour ne pas tomber il fut forcé de s’appuyer sur la table. Au bout de cinq minutes, le chien fit entendre un second hurlement plus bruyant, plus triste et plus prolongé que le premier ; puis, à égale distance du second, un troisième plus funèbre et plus lamentable encore que les deux premiers.