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La journée s’écoula ainsi. Télémaque, espérant toujours que la faim reprendrait ses droits, laissa le dîner servi ; mais Pierre Munier était trop profondément absorbé pour s’occuper d’autre chose que de sa propre pensée ; seulement il y eut un moment où Télémaque, voyant de grosses gouttes de sueur perlées sur le front de son maître, crut qu’il avait chaud, et lui présenta un verre d’eau et de vin ; mais Pierre Munier écarta doucement le verre de la main en disant :

— Tu n’as rien appris encore ?

Télémaque secoua la tête, regarda tour à tour le plafond et le plancher, comme pour demander alternativement à chacun d’eux s’ils en savaient plus que lui ; puis voyant que chacun d’eux restait muet, il sortit pour demander aux autres nègres s’ils n’étaient pas mieux renseignés que lui sur l’objet inconnu de la secrète inquiétude de son maître.

Mais, à son grand étonnement, il s’aperçut qu’il n’y avait plus un seul nègre à l’habitation. Il courut aussitôt vers la grange où ils avaient l’habitude de se rassembler pour faire la berloque. La grange était déserte : il revint alors par les cases, mais il ne retrouva dans les cases que les femmes et les enfants.

Il les interrogea et il apprit qu’aussitôt la journée finie, les nègres, au lieu de se reposer comme ils avaient l’habitude de le faire, s’étaient armés et étaient partis par groupes séparés, mais s’avançant tous dans la direction de la rivière des Lataniers. Alors il revint à l’habitation.

Au bruit que fit Télémaque en ouvrant la porte, le vieillard se retourna :

— Eh bien ? demanda-t-il.

Alors Télémaque lui raconta l’absence des nègres, et comment tous s’étaient acheminés en armes vers le même point.

— Oui ! oui ! dit Pierre Munier. — Hélas ! oui.

Ainsi il n’y avait plus de doute, et ce renseignement concourait encore à faire croire au pauvre père qu’il en était arrivé en ce moment où tout se décidait pour lui à la ville ; car depuis le retour de Georges, le vieillard, en revoyant son fils si beau et si brave, si confiant en lui-même, si riche du passé, si sûr de l’avenir, avait tellement identifié sa vie à la vie de son enfant, en était arrivé à se convaincre qu’ils vi-