Page:Dumas - Georges, 1848.djvu/231

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dévorer ; mais un homme représentant son gardien, et qui marchait derrière lui, l’arrêtait au moyen d’une corde, tandis qu’un mollah placé à ses côtés le calmait par des paroles mystérieuses et par des gestes magnétiques.

Pendant plusieurs heures, on promena le gouhn processionnellement dans la ville et autour de la ville ; puis ceux qui le portaient prirent le chemin de la rivière des Lataniers, suivis de toute la population de Port-Louis. La fête tirait à sa fin, on allait enterrer le gouhn, et chacun voulait, après l’avoir accompagné dans son triomphe, l’accompagner aussi dans sa ruine.

Arrivés à la rivière des Lataniers, ceux qui portaient l’immense machine s’arrêtèrent sur le bord ; puis, à minuit sonnant, quatre hommes s’approchèrent avec quatre torches et mirent le feu aux quatre coins. À l’instant même, les porteurs laissèrent tomber le gouhn dans la rivière.

Mais comme la rivière des Lataniers n’est qu’un torrent, et que le bas du gouhn trempait à peine dans l’eau, la flamme gagna rapidement toutes les parties supérieures, s’élança comme une immense spirale et monta en tournoyant vers le ciel. Alors il y eut un moment étrangement fantastique, ce fut celui pendant lequel, à la clarté de cette lumière éphémère, mais vive, on vit ces trente mille spectateurs de toutes les races poussant des cris dans toutes les langues, et agitant leurs mouchoirs et leurs chapeaux : groupés les uns sur la rive même, les autres sur les rochers environnants ; ceux-ci s’enfonçant par masses plus sombres à mesure qu’elles s’éloignaient sous le couvert de la forêt ; ceux-là fermant l’immense cercle, et montés dans leurs palanquins, dans leurs voitures, sur leurs chevaux. Pendant un moment, les eaux reflétèrent les feux qu’elles allaient éteindre ; pendant un moment, toute cette multitude houla comme une mer ; pendant un moment, les arbres s’allongèrent dans l’ombre comme des géants qui se lèvent ; pendant un moment enfin, on n’aperçut plus le ciel qu’à travers une vapeur rouge qui faisait ressembler chaque nuage qui passait à une vague de sang.

Puis bientôt la lumière décrut, toutes ces têtes se confondirent les unes avec les autres, les arbres parurent s’éloigner d’eux-mêmes et rentrer dans l’ombre ; le ciel pâlit, reprenant