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la seconde abdication, et, après la seconde abdication, la paix. Cette fois, il n’y avait plus à douter de rien. Le capitaine vit passer, à bord du Bellérophon, le prisonnier de l’Europe ; et, comme il connaissait Sainte-Hélène pour y avoir relâché deux fois, il comprit du premier coup qu’on ne se sauve pas de là comme on se sauve de l’île d’Elbe.

L’avenir du capitaine Bertrand se trouvait bien compromis dans ce grand cataclysme qui brisa tant de choses. Il lui fallut donc se créer une nouvelle industrie : il avait une jolie goélette marchant bien, cent hommes d’équipage disposés à suivre sa bonne ou sa mauvaise fortune ; il pensa tout naturellement à faire la traite.

En effet, c’était un joli état avant qu’on eût gâté le métier, avec un tas de déclamations philosophiques auxquelles personne ne songeait alors, et il y avait une belle fortune à faire pour les premiers qui s’y remettraient. La guerre, parfois éteinte en Europe, est éternelle en Afrique ; il y a toujours quelque peuplade qui a soif, et, comme les habitants de ce beau pays ont remarqué, une fois pour toutes, que le plus sûr moyen de se procurer de l’eau-de-vie était de faire beaucoup de prisonniers, il n’y avait à cette époque qu’à suivre les côtes de Sénégambie, de Congo, de Mozambique ou de Zanguebar une bouteille de cognac à chaque main, et l’on était sûr de revenir à son bâtiment un nègre sous chaque bras. Quand les prisonniers manquaient, les mères vendaient leurs enfants pour un petit verre ; il est vrai que toute cette marmaille n’avait pas grand prix, mais on se retirait sur la quantité.

Le capitaine Bertrand exerça ce commerce avec honneur et profit pendant cinq ans, c’est-à-dire depuis 1815 jusqu’à 1820, et il comptait bien exercer encore bon nombre d’années, lorsqu’un événement inattendu mit fin à son existence : un jour qu’il remontait la rivière des Poissons, située sur la côte occidentale d’Afrique, avec un chef hottentot qui devait lui livrer, moyennant deux pipes de rhum, une partie de Grands-Namaquois pour laquelle il venait de traiter, et dont il avait d’avance le placement à la Martinique et à la Guadeloupe, il posa par hasard le pied sur la queue d’un boqueira qui se chauffait au soleil. Ces sortes de reptiles sont, comme on le sait, si sensibles à l’endroit de la queue, que la nature leur a posé