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porté les yeux sur elle, les reporta autour d’elle ; elle pesa à la balance de l’intérêt la conduite de son oncle envers elle ; elle se souvint qu’elle avait un million et demi de fortune à peu près, c’est à-dire qu’elle était près de deux fois riche comme son cousin ; elle se demanda si son oncle eût eu pour elle, pauvre et orpheline, les mêmes soins, les mêmes attentions, les mêmes tendresses qu’il avait eues pour elle, opulente héritière, et elle ne vit plus dans l’adoption de monsieur de Malmédie que ce qui y était réellement, c’est-à-dire le calcul d’un père qui prépare un beau mariage à son fils : tout cela était bien sans doute un peu sévère, mais les cœurs blessés sont ainsi faits, la reconnaissance s’en va par la blessure, et la douleur qui reste devient un juge rigoureux.

Georges avait prévu tout cela, et il avait compté là-dessus pour plaider sa cause et empirer celle de son rival. Aussi, après avoir bien réfléchi, résolut-il de ne rien entreprendre encore ce jour-là, quoique au fond de son cœur il sentît une grande impatience de revoir Sara. Voilà donc comment il était sorti son fusil sur l’épaule, espérant trouver dans la chasse, sa passion favorite, une distraction qui l’aiderait à tuer sa journée. Mais Georges s’était trompé ; son amour pour Sara parlait déjà dans son cœur plus haut que tous les autres sentiments. Aussi, vers les quatre heures, ne pouvant résister plus longtemps à son désir, je ne dirai pas de revoir la jeune fille, car, ne pouvant se présenter chez elle, ce n’était que par hasard qu’il pouvait la rencontrer, mais au besoin de se rapprocher d’elle, il fit seller Antrim, puis lâchant les rênes au léger enfant de l’Arabie, en moins d’une heure il se trouva dans la capitale de l’île.

Georges ne venait au Port-Louis que dans un seul espoir ; mais, comme nous l’avons dit, cet espoir était entièrement soumis au hasard. Or, le hasard fut cette fois inflexible : Georges eut beau passer par toutes les rues qui avoisinaient la maison de monsieur de Malmédie ; il eut beau traverser deux fois le jardin de la Compagnie, promenade habituelle des habitants du Port-Louis ; il eut beau faire trois fois le tour du Champ-de-Mars où tout se préparait pour les courses prochaines, nulle part, même de loin, il ne vit une femme dont la tournure pût lui faire illusion.