Page:Dumas - Georges, 1848.djvu/100

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Il y en a une sur dix pour que j’y arrive.

— C’est bien, dit Laïza ; qu’il soit fait comme tu le veux, frère. Mais cependant, réfléchis encore.

— Il y a deux ans que je réfléchis. Quand le chef des Mongallos m’a pris à mon tour, dans un combat, comme toi-même avais été pris quatre ans auparavant, et qu’il m’a vendu à un capitaine négrier, comme toi-même avais été vendu, j’ai pris mon parti à l’instant même. J’étais enchaîné, j’ai essayé de m’étrangler avec mes chaînes. On m’a rivé à la cale. Alors j’ai voulu me briser la tête le long de la muraille du vaisseau. On a étendu de la paille sous ma tête ; alors j’ai voulu me laisser mourir de faim. On m’a ouvert la bouche ; et, ne pouvant me faire manger, on m’a forcé de boire. Il fallait me vendre bien vite, on m’a débarqué ici, on m’a donné à moitié prix, et c’était bien cher encore ; car j’étais résolu de me précipiter du premier morne que je gravirais. Tout à coup j’ai entendu ta voix, frère, tout à coup j’ai senti ton cœur contre mon cœur, tout à coup j’ai senti tes lèvres contre mes lèvres, et je me suis trouvé si heureux, que j’ai cru que je pourrais vivre. Cela a duré un an. Puis, pardonne-moi, frère ; ton amitié ne m’a plus suffi. Je me suis rappelé notre île, je me suis rappelé mon père, je me suis rappelé Zirna. Nos travaux m’ont paru lourds, puis humiliants, puis impossibles. Alors je t’ai dit que je voulais fuir, retourner à Anjouan, revoir Zirna, revoir mon père, revoir notre île ; et toi, tu as été bon comme toujours ; tu m’as dit : Repose-toi, Nazim, toi qui es faible, et je travaillerai, moi qui suis fort. Alors tu es sorti tous les soirs depuis quatre jours, et tu as travaillé pendant que je me reposais. N’est-ce pas, Laïza ?

— Oui, Nazim ; mais écoute cependant : mieux vaudrait attendre encore, reprit Laïza en relevant le front… Aujourd’hui esclaves, dans un mois, dans trois mois, dans une année, maîtres, peut-être !

— Oui, dit Nazim ; oui, je connais tes projets ; oui, je sais ton espoir.

— Alors comprends-tu ce que ce serait, reprit Laïza, que de voir ces blancs, si fiers et si cruels, humiliés et suppliants à leur tour ? Comprends-tu ce que ce serait que de les faire travailler douze heures par journée à leur tour ? Comprends-tu