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J’aurais voulu pourtant demeurer près de toi,
Mais nul de son destin ici-bas n’est le maître !
Adieu, mon bon rocher, pense souvent à moi,
Qui ne repasserai jamais ici, peut-être… »

Sans sourire et sans pleurs, jusque-là dans les cieux
L’égoïste géant levait son crâne aride :
Mais, de ce jour, on vit sous son front soucieux
Une larme briller dans le creux d’une ride.


LES NUAGES

Nuages qui, voguant sous le ciel solitaire,
Dans les steppes d’azur passez silencieux ;
Ainsi que moi, qui suis un proscrit de la terre,
Êtes-vous les proscrits des cieux ?

Qui vous chassa du nord ? Vers le sud qui vous mène ?
Est-ce l’orgueil d’un dieu, la colère d’un roi ?
Coupables, d’un forfait subissez-vous la peine ?
Êtes-vous martyrs comme moi ?

Non ; vous êtes partis un jour de la prairie,
Ouvrant votre aile blanche à l’élément subtil,
Et, libres dans les cieux, n’ayant pas de patrie.
Vous n’avez pas non plus d’exil.


Nous avons copié sur un album la pièce suivante, qui ne se retrouve pas dans les œuvres de Lermontof. Peut-être faisait-elle partie de ce dernier envoi qui fut perdu par le courrier.


LE BLESSÉ

Voyez-vous ce blessé qui se tord sur la terre ?
Il va mourir ici, près du bois solitaire,
Sans que de sa souffrance un seul cœur ait pitié ;
Mais ce qui doublement fait saigner sa blessure,
Ce qui lui fait au cœur la plus âpre morsure,
C’est qu’en se souvenant, il se sent oublié.


Sur le même album était inscrit ce quatrain, que nous ne citons que pour mémoire :


BOUTADE

Dieu nous garde, dans sa pitié.
Des moustiques et des vestales,
D’une trop fidèle amitié,
Et des vieilles sentimentales !


Les vers suivants sont tellement populaires en Russie, qu’on les trouve sur tous les pianos, et qu’il n’y a peut-être pas une jeune fille ou un jeune homme qui ne les sache par cœur.

Ils sont, je crois, un souvenir de Goethe ou de Heine.


GORNAIA-VEKCHINA

La montagne s’endort dans le ciel obscurci,
Les vallons sont muets et trempés de rosée,
La poussière s’éteint sur la route embrasée,
La feuille est immobile et le vent adouci.
— Attends encore un peu, tu dormiras aussi.


En effet, le poète dormit bientôt ; mais, comme si cette mort souhaitée ne venait pas assez vite, parfois il la provoquait, à l’exemple de ces anciens chevaliers qui, las de leur inaction, sonnaient du cor pour faire apparaître un adversaire.

Voici une de ces provocations. Elle a pour titre les Mercis. Elle pourrait, s’appeler les Blasphèmes :


LES MERCIS

Eh bien, soit, je te rends grâce pour toute chose,
Ô Dieu ! qu’en mon erreur je tremble d’accuser :
Pour l’impur limaçon qui rampe sur la rose,
Pour le poison amer qui coule du baiser ;
Je te rends grâce aussi pour la trempe de l’arme
Dont l’assassin dans l’ombre atteint son ennemi ;
Je te rends grâce encor pour la sanglante larme
Que tire de nos yeux l’abandon d’un ami ;
Grâce, enfin, pour la vie, énigmatique aurore
Que le monde maudit de Werther à Didon ;
Mais tâche que ma voix n’ait pas longtemps encore
À te remercier de ce terrible don !


Le Vœu du blasphémateur fut exaucé : huit jours après, il était tué, et l’on retrouva cette pièce parmi d’autres papiers sur sa table, après sa mort.


XLI

LES BAINS PERSANS

Toute la journée, Finot nous avait dit qu’il nous ménageait une surprise pour le soir.

La nouvelle que je venais d’apprendre de la mort de la comtesse Rostopchine me rendait peu curieux de surprises, et j’eusse mieux aimé les garder pour un autre jour.

Mais je n’étais pas seul, et je laissai Finot maître du reste de ma soirée ; nous montâmes en drojky.

— Au bain ! dit-il en russe.

Je savais assez de russe pour comprendre ce que Finot venait de dire.

— Au bain ? lui demandai-je ; nous allons au bain ?

— Oui, me répondit-il ; avez-vous quelque chose à dire contre cela ?

— Contre les bains ? Pour qui me prenez-vous ? Seulement, vous m’aviez parié d’une surprise, et je trouve assez impertinent que vous trouviez que c’est une surprise pour moi d’aller au bain.

— Connaissez-vous les bains persans ?

— De réputation.

— En avez-vous pris jamais ?

— Non.

— Eh bien, voilà où est la surprise.

Nous échangions ces paroles en allant comme le vent dans les rues plus qu’accidentées de Tiflis, qui ne sont éclairées que par les lanternes des faiseurs de whist attardés, rentrant chez eux.

Pendant mon séjour de six semaines à Tiflis, j’ai vu à peu près quinze personnes ou boitant ou portant le bras en écharpe, que j’avais rencontrées la veille parfaitement ingambes ou jouissant joyeusement de leurs deux mains.

— Que vous est-il donc arrivé ? leur demandais-je.

— Imaginez-vous qu’hier au soir, en rentrant chez moi, j’ai rencontré un pavé et j’ai été jeté hors de mon drojky.

C’était la réponse invariable.

Aussi, à la fin ne faisais-je plus la question que par politesse, et, quand la personne interrogée avait répondu : « Imaginez-vous qu’hier au soir, en rentrant chez moi je l’interrompais :

— Vous avez rencontré un pavé.

— Oui.

— Et vous avez été jeté hors de votre drojky.

— Parfaitement ! Vous savez cela ?

— Non, mais je le devine.

Et l’on admirait ma perspicacité.

Nous allions donc comme le vent, au risque que l’on nous fit le lendemain la question sacramentelle.

Par bonheur, en arrivant à une place dont la descente rapide m’inquiétait, nous la trouvâmes encombrée de chameaux. Force fut donc à notre hiemchik d’aller au pas.

Cette rapidité des courses de nuit dans les rues de Tiflis a l’inconvénient que je viens de dire pour ceux qui sont en drojky mais il a encore un bien autre inconvénient pour ceux qui sont à pied.

Comme les rues ne sont pas éclairées, comme les drojkys ne sont pas éclairés, comme le pavé est remplacé l’été par une couche de poussière, l’hiver par une couche de boue plus ou moins épaisse, à moins d’être éclairé lui-même, le piéton a le drojky sur le dos avant qu’il s’en doute, et, comme le drojky est attelé de deux chevaux s’il échappe au choc de l’un, il n’échappe pas au choc de l’autre.

Nous mîmes un quart d’heure à passer à travers nos chameaux, qui avaient dans la nuit cet aspect fantastique qui n’appartient qu’à eux.

Cinq minutes après, nous étions à la porte des bains.

Nous étions attendus ; dès le matin, Finot avait fait prévenir que l’on nous gardât un cabinet.

Un Persan à bonnet pointu nous fit suivre une galerie suspendue sur un précipice, et traverser une salle pleine de baigneurs, — du moins à ce qu’il me parut au premier abord ; mais, en y regardant mieux, je m’aperçus que je faisais erreur.

C’était une salle pleine de baigneuses.

— J’ai choisi le mardi, jour des femmes, dit Finot ; quand on fait une surprise à ses amis, il faut la leur faire complète.