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LA VICOMTESSE.

Flatteur !… Reconnaissez-vous cette robe ?

EUGÈNE.

Cette robe ?…

LA VICOMTESSE.

Oublieux !… c’est celle que j’avais la première fois que je vous vis…

EUGÈNE.

Ah ! oui, chez…

(Il cherche.)
LA VICOMTESSE, avec impatience.

Chez madame Amédée de Vals… il n’y a que les femmes pour avoir ce genre de mémoire… ce devrait être le beau jour, le grand jour de votre existence… Vous rappelez-vous cette dame qui ne nous a pas quittés des yeux ?

EUGÈNE.

Oui, Madame de Camps… cette prude… dont on heurte toujours le pied, et qui, lorsqu’on lui fait des excuses, fait semblant de ne pas comprendre, et répond : Oui, monsieur, pour la première contredanse.

LA VICOMTESSE.

À propos, je l’ai vue depuis que vous m’avez quittée, et je me suis disputée avec elle, oh ! mais disputée à m’enrouer.

EUGÈNE.

Ah ! bon Dieu ! et sur quoi donc ?

LA VICOMTESSE.

Sur la littérature… Vous savez que je ne parle plus que littérature… c’est vraiment à me compromettre… C’est votre faute cependant… Si vous me rendiez en amour ce que je risque pour vous, au moins…

EUGÈNE.

Comment ? est-ce que je ne vous aimerais pas comme vous voulez être aimée ?

LA VICOMTESSE.

Il le demande !… Quand j’ai vu un poète s’occuper de moi, j’ai été enchantée ; je me suis dit : Oh ! je vais trouver une âme ardente, une tête passionnée, des émotions nouvelles et profondes ; pas du tout, vous m’avez aimée comme aurait fait un agent de change… Voulez-vous me dire où vous prenez ces scènes de feu qui vous ont fait réussir au théâtre ? car, vous avez beau dire, c’est là qu’est le succès de vos pièces, et non dans l’historique, les mœurs, la couleur locale… que sais-je moi ? Oh ! je vous en veux mortellement de m’avoir trompée… et de rire encore.

EUGÈNE.

Écoutez… moi aussi, madame, j’ai cherché partout cet amour délirant dont vous parlez… moi aussi je l’ai demandé à toutes les femmes… Dix fois j’ai été sur le point de l’obtenir d’elles… mais pour les unes je ne faisais pas assez bien le nœud de ma cravate ; pour les autres, je sautais trop en dansant et pas assez en valsant… une dernière allait m’aimer à l’adoration, lorsqu’elle s’est aperçue que je ne dansais pas le galop… bref, il m’a toujours échappé au moment où je croyais être sûr de l’avoir inspiré… C’est le rêve de l’âme tant qu’elle est jeune et naïve… Tout le monde a fait ce rêve pour le voir s’évanouir lentement ; j’ai commencé ainsi que les autres, et fini comme eux ; j’ai accepté de la vie ce qu’elle donne, et l’ai tenue quitte de ce qu’elle promet ; j’ai usé cinq ou six ans à chercher cet amour idéal au milieu de notre société élégante et rieuse, et j’ai terminé ma recherche par le mot impossible.

LA VICOMTESSE.

Impossible !… Voyez comme aime Antony… voilà comme j’aurais voulu être aimée…

EUGÈNE.

Oh ! c’est autre chose ; prenez-y garde, madame ; un amour comme celui d’Antony vous tuerait du moment où vous ne le trouveriez pas ridicule ; vous n’êtes pas, comme madame d’Hervey, une femme au teint pâle, aux yeux tristes, à la bouche sévère… Votre teint est rosé, vos yeux sont pétillants, votre bouche est rieuse… de violentes passions détruiraient tout cela, et ce serait dommage ; vous, bâtie de fleurs et de gaze, vous voulez aimer et être aimée d’amour ; ah ! prenez-y garde, madame !

LA VICOMTESSE.

Mais vous m’effrayez !… Au fait, peut-être cela vaut-il mieux comme cela est.

EUGÈNE, avec gaîté.

Eh ! sans doute ; vous commandez une robe, vous me dites que vous m’aimez, vous allez au bal, vous revenez avec la migraine ; le temps se passe, votre cœur reste libre, votre tête est folle ; et, si vous avez à vous plaindre d’une chose, c’est de ce que la vie est si courte et les jours si longs.

LA VICOMTESSE.

Silence, fou que vous êtes ! voilà du monde qui nous arrive.

LE DOMESTIQUE.

Madame de Camps.

LA VICOMTESSE.

Votre antipathie.

EUGÈNE.

Je l’avoue… méchante et prude.

LA VICOMTESSE.

Chut !… — (À madame de Camps.) Ah ! venez donc…