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ADÈLE.

Antony, le monde a ses lois, la société ses exigences ; qu’elles soient des devoirs ou des préjugés, les hommes les ont faites telles, et, eussé-je le désir de m’y soustraire, qu’il faudrait encore que je les acceptasse.

ANTONY.

Et pourquoi les accepterais-je, moi ?… Pas un de ceux qui les ont faites ne peut se vanter de m’avoir épargné une peine ou rendu un service ; non, grâce au ciel, je n’ai reçu d’eux qu’injustice, et ne leur dois que haine… Je me détesterais du jour où un homme me forcerait à l’aimer… Ceux à qui j’ai confié mon secret ont reversé sur mon front la faute de ma mère… Pauvre mère !… ils ont dit : Malheur à toi, qui n’as pas de parents !… Ceux auxquels je l’ai caché ont calomnié ma vie… ils ont dit : Honte à toi, qui ne peux pas avouer à la face de la société d’où te vient ta fortune !… Ces deux mots, honte et malheur, se sont attachés à moi comme deux mauvais génies… J’ai voulu forcer les préjugés à céder devant l’éducation… arts, langues, science, j’ai tout étudié, tout appris… Insensé que j’étais d’élargir mon cœur pour que le désespoir pût y tenir ! Dons naturels ou sciences acquises, tout s’effaça devant la tache de ma naissance ; les carrières ouvertes aux hommes les plus médiocres se fermèrent devant moi ; il fallait dire mon nom, et je n’avais pas de nom. Oh ! que ne suis-je né pauvre et resté ignorant, perdu dans le peuple ! je n’y aurais pas été poursuivi par les préjugés ; plus ils se rapprochent de la terre plus ils diminuent, jusqu’à ce que trois pieds au-dessous ils disparaissent tout à fait.

ADÈLE.

Oui, oui, je comprends… Oh ! Plaignez-vous ! Plaignez-vous !… car ce n’est qu’avec moi que vous pouvez vous plaindre !

ANTONY.

Je vous vis, je vous aimai ; le rêve de l’amour succéda à celui de l’ambition et de la science ; je me cramponnai à la vie, je me jetai dans l’avenir, pressé que j’étais d’oublier le passé… Je fus heureux… quelques jours… les seuls de ma vie… merci, ange ! car c’est à vous que je dois cet éclair de bonheur, que je n’eusse pas connu sans vous… C’est alors que le colonel d’Hervey… Malédiction !… Oh ! si vous saviez combien le malheur rend méchant ! combien de fois, en pensant à cet homme, je me suis endormi la main sur mon poignard !… et j’ai rêvé de Grève et d’échafaud !

ADÈLE.

Antony !… vous me faites frémir…

ANTONY.

Je partis, je revins ; il y a trois ans entre ces deux mots… ces trois ans se sont passés je ne sais ni où ni comment ; je ne serais pas même sûr de les avoir vécus, si je n’avais le souvenir d’une douleur vague et continue… Je ne craignais plus ni les injures ni les injustices des hommes… je ne sentais plus qu’au cœur, et il était tout entier à vous… Je me disais : Je la reverrai… il est impossible qu’elle m’ait oublié… je lui avouerai mon secret… et peut-être qu’alors elle me méprisera, me haïra.

ADÈLE.

Antony, oh ! comment l’avez-vous pu penser ?

ANTONY.

Et moi, à mon tour, moi je la haïrai aussi comme les autres… ou bien, lorsqu’elle saura ce que j’ai souffert, ce que je souffre… peut-être elle me permettra de rester près d’elle… de vivre dans la même ville qu’elle !

ADÈLE.

Impossible !

ANTONY.

Oh ! il me faut pourtant haine ou amour, Adèle ! je veux l’un ou l’autre… J’ai cru un instant que je pourrais repartir ; insensé !… je vous le dirais qu’il ne faudrait pas le croire ; Adèle, je vous aime, entendez-vous… Si vous vouliez un amour ordinaire, il fallait vous faire aimer par un homme heureux !… Devoirs et vertu !… vains mots… Un meurtre peut vous rendre veuve… je puis le prendre sur moi ce meurtre ; que mon sang coule sous ma main ou sous celle du bourreau, peu m’importe… il ne rejaillira sur personne et ne tachera que le pavé… Ah ! vous avez cru que vous pouviez m’aimer, me le dire, me montrer le ciel… et puis tout briser avec quelques paroles dites par un prêtre… Partez, fuyez, restez, vous êtes à moi, Adèle !… à moi, entendez-vous ? je vous veux, je vous aurai… Il y a un crime entre vous et moi… soit, je le commettrai… Adèle, Adèle ! je le jure par ce Dieu que je blasphème ! par ma mère, que je ne connais pas !…

ADÈLE.

Calmez-vous, malheureux ! vous me menacez !… vous menacez une femme…

ANTONY, se jetant à ses pieds.

Ah ! Ah !… grâce, grâce, pitié, secours !… Sais-je ce que je dis, ma tête est perdue… mes paroles sont de vains mots qui n’ont pas de sens… Oh ! je suis si malheureux !… que je pleure… que je pleure comme une femme… Oh ! riez, riez… un homme qui pleure, n’est-ce pas ?… j’en ris moi-même… ah ! ah !

ADÈLE.

Vous êtes insensé et vous me rendez folle.

ANTONY.

Adèle ! Adèle !…