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PRÉFACE.

et Juvénal, et dites-moi si, pour s’incarner dans une femme, le luxe, la débauche et le crime eussent choisi quelque autre que Messaline ? N’était-elle pas belle, voluptueuse et souillée comme la société qu’elle représente, cette courtisane impériale qui, après douze ans de débauches infinies et de puissance absolue, abandonnée un jour de ses amants, de ses sujets et de ses esclaves, ne trouva, pour aller au-devant de la mort, d’autre guide qu’un boueur, et d’autre char que le tombereau qui servait à voiturer les immondices ?

Dites-moi, Caïus César, que les soldats appelaient Caligula, n’était-il pas bien le fou qu’il me fallait pour faire ressortir les vues mystérieuses de la Providence ? Pouvais-je trouver mieux que le maître d’Incitatus, le mari de la Pleine-Lune, le rival de Jupiter, pour porter le premier coup au vieux Panthéon, devenu trop étroit à six mille dieux ? et devais-je croire aveuglément, avec ceux qu’il faisait mourir, que la cause de sa démence n’était autre que l’hippomane versé dans sa coupe par l’amoureuse Césone ?

Quant à Stella, cette étoile chrétienne qui remonte d’Occident en Orient, je n’ai point, ce me semble, besoin d’expliquer autre chose que son apparition prématurée sur l’horizon romain. Ce n’est que l’an 59 ou 60 de l’ère moderne, je le sais, qu’il fut question de martyrs, et Suétone est, je crois, le premier des auteurs latins qui constate vers cette époque des rixes arrivées à propos d’un certain Christ. Aussi ai-je été au-devant de l’objection quelque infime qu’elle fût, en encadrant dans ma tragédie la tradition provençale de la Madeleine, si vivante et si respectée encore aujourd’hui sur la côte de la Camargue et dans la vallée que domine la Sainte Beaume : or, selon cette tradition, ce fut l’an 40 du Christ que les saints exilés touchèrent les champs de Marius ; il n’y a donc rien d’étonnant qu’un an après, cette tradition soit racontée à Rome par la jeune convertie qui avait assisté à leur débarquement.

Une fois ma tragédie établie et tournant aux yeux des spectateurs sur ce triple pivot, on conçoit combien facilement j’abandonne le reste à la critique. Que ceux qui font un mérite à Racine d’avoir vieilli Junie, me fassent un crime d’avoir rajeuni Chærea, dont ils ne savent pas même écrire le nom ; que ceux qui admirent la mort de Mercutio au second acte de Roméo et Juliette s’étonnent que j’aie fait ouvrir les veines à Lepidus avant la fin du prologue de Caligula ; que ceux enfin qui ont crié à l’immoralité d’Antony et de Marguerite de Bourgogne, me reprochent la chasteté de Messaline, peu m’importe : ceux-là n’ont vu de mon œuvre que la forme ; ils ont tourné autour de la tente, sans voir l’arche qu’elle abritait ; ils ont examiné les vases et les chandeliers de l’autel, mais ils n’ont point ouvert le tabernacle.

Seul, le public a compris instinctivement qu’il y avait sous cette enveloppe visible une chose mystérieuse et sainte ; il a suivi l’action dans tous ses replis de serpent ; il a écouté pendant quatre heures, avec recueillement et religion, le bruit de ce fleuve roulant des pensées qui lui ont paru nouvelles et hasardées peut-être, mais chastes et graves : puis il s’est retiré la tête inclinée, et pareil à un homme qui vient d’entrevoir en rêve la solution d’un problème qu’il avait souvent et vainement cherché pendant ses veilles.

Et maintenant que le nouveau navire que je viens de lancer sur l’océan de la critique a arboré son véritable pavillon, vienne le calme ou la tempête, il est prêt pour l’un comme pour l’autre.

A. DUMAS.

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