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KEAN, retenant en scène avec son maillot et ses souliers à la poulaine.

Bien, monsieur le comte, vous avez un noble cœur, et les Allemands sont un noble peuple… Je vous promets d’aller me faire tuer à Vienne.

LE COMTE.

Et vous y serez le bien reçu ; en attendant, je remercie le prince de m’avoir introduit dans le sanctuaire des arts.

KEAN.

Et moi, monsieur le comte, je vous présente mes excuses de ce que le grand-prêtre vous y a reçu dès le premier jour comme un initié.

LE COMTE.

Laissons-nous M. Kean achever sa toilette, monseigneur ?

KEAN, bas.

Je désirerais vivement parler à Votre Altesse.

LE PRINCE.

Allez toujours, comte, je vous rejoins.

LE COMTE.

Votre Altesse sait le numéro de la loge ?

LE PRINCE.

Oui, à l’avant-scène ! — (Bas.) Vous me direz, n’est-ce pas ?

LE COMTE.

Soyez tranquille. — (Il salue.) Monsieur Kean…

KEAN, s’inclinant.

Monseigneur…

(Le comte sort.)



Scène VI.

 

KEAN, LE PRINCE.
KEAN.

Oh ! mon prince, que je suis heureux de me trouver seul avec vous !…

LE PRINCE.

Et pourquoi cela ?

KEAN.

Pour vous remercier de toutes vos bontés d’abord, puis ensuite, pour vous présenter mes excuses. Vous êtes passé à mon hôtel, et l’on vous a dit que je n’y étais pas.

LE PRINCE.

Tandis que tu y étais… hein ?

KEAN.

Oui… mais des affaires de la plus haute importance…

LE PRINCE.

Bah ! entre amis…, est-ce qu’on se gêne !

KEAN.

Je vous arrête à ce mot, monseigneur… Entre amis.

LE PRINCE.

Crois-tu donc qu’il te compromette ?

KEAN.

Non, certes… mais je voudrais savoir si Votre Altesse laisse tomber ce mot du bout de ses lèvres… ou du fond du cœur ?

LE PRINCE.

Eh ! qu’ai-je donc fait pour avoir mérité que monsieur Kean me pose la question d’une manière si nette et si précise ? ma bourse n’est-elle pas toujours à son service ? mon palais ne lui est-il pas ouvert à toute heure ? et chaque jour le peuple et les grands ne le voient-ils pas traverser les rues de Londres dans ma voiture et à mes côtés ?

KEAN.

Oui, toutes ces choses, je le sais, sont des preuves d’amitié pour le monde, et certes chacun croit que je n’ai qu’à demander à Votre Altesse, pour obtenir d’elle tout ce qu’il me plaira de désirer.

LE PRINCE.

Ah ! chacun croit cela ?…

KEAN.

Excepté moi, cependant, monseigneur… excepté moi, qui ne me trompe point à ces marques extérieures… suffisantes pour ma vanité… mais qui, toutes flatteuses qu’elles sont, laissent pourtant un doute au fond de mon cœur.

LE PRINCE.

Et lequel, s’il vous plaît ?

KEAN.

Le voici, monseigneur : c’est que si j’avais à demander à Votre Altesse, non plus une de ces faveurs qui s’accordent de prince à sujet, mais un de ces sacrifices qui se font d’égal à égal, peut-être la bienveillance du protecteur n’irait-elle point jusqu’au dévouement de l’ami.

LE PRINCE.

Fais-en l’épreuve.

KEAN.

Si je disais à Votre Altesse… nous autres artistes, monseigneur… nous avons des amours bizarres, et qui ne ressemblent en rien à ceux des autres hommes ; car ils ne franchissent pas la rampe : eh bien ! ces amours n’en sont pas moins passionnés et jaloux. Parfois, il arrive qu’entre les femmes qui assistent habituellement à nos représentations, nous en choisissons une dont nous faisons l’ange inspirateur de notre génie ; tout ce que nos rôles contiennent de tendre et de passionné, c’est à elle que nous l’adressons… Les deux mille spectateurs qui sont dans la salle disparaissent à nos yeux qui ne voient plus qu’elle ; les applaudissements de tout ce public nous