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AMY.

Oh ! mais il n’y a que vous qui ne sachiez pas cela… mais Kean est un véritable héros de débauche et de scandale ! un homme qui se pique d’effacer Lovelace par la multiplicité de ses amours, qui lutte de luxe avec le prince royal, et qui avec tout cela, par un contraste qui dénonce son extraction, revêt, à peine débarrassé du manteau de Richard, l’habit d’un matelot du port, court de taverne en taverne, et se fait rapporter chez lui plus souvent qu’il n’y rentre.

ELENA.

Je vous écoute, chère amie… allez, allez !

AMY.

Un homme criblé de dettes, qui spécule, dit-on, sur les caprices de certaines grandes dames pour échapper aux poursuites de ses créanciers.

ELENA.

Et l’on a pu supposer que j’aimais un pareil homme… un homme comme celui dont vous venez de me faire le portrait I… là, sérieusement ?

AMY.

Mais très-sérieusement. Vous pensez bien que je ne l’ai pas cru, moi… que lord Delmours ne l’a pas cru… que milady…

ELENA.

À propos, j’avais oublié de vous demander de ses nouvelles… Comment se porte-t-il ?

AMY.

Qui ?…

ELENA.

Lord Delmours…

AMY.

De ses nouvelles, à moi ? Comment ! est-ce que je sais ce qu’il fait… ce qu’il devient ?

ELENA.

Pardon… mais je m’en informe à tout le monde : c’est un si excellent jeune homme !… beau, élégant… spirituel, un peu indiscret… voilà tout.

AMY.

Indiscret ?

ELENA.

Oui… Mais qui croit à ce qu’il dit ? personne ! Pardon, je vous ai interrompue… vous parliez de…

AMY.

Je ne sais plus… Ah ! je crois que c’était du dernier bal du duc de Northumberland… il a été délicieux, et j’ai été étonnée de ne pas vous y apercevoir. Je vous ai cherchée partout, je voulais vous présenter à la duchesse de Devonshire… elle aurait eu le plus grand plaisir à vous connaître, j’en suis sûre.

ELENA.

Merci de ce que vous pensez si souvent à moi… mais la chose était faite depuis longtemps… Mon mari, en sa qualité d’ambassadeur de Danemark, a été invité chez elle aussitôt son arrivée à Londres.

AMY.

Et ne le verrons-nous pas, ce cher ambassadeur ?

ELENA.

Ne dirait-on pas que vous avez la baguette d’une fée, et que vos désirs sont des ordres ? Voyez !


Scène III.

 

Les mêmes ; LE COMTE DE KŒFELD.
LE COMTE, à son secrétaire.

Faites partir un courrier à l’instant, et qu’il profite du premier bâtiment qui mettra à la voile… ces dépêches ne peuvent souffrir aucun retard.

AMY.

La politique européenne laisse-t-elle enfin à monsieur le comte de Kœfeld un moment de loisir ?

LE COMTE.

Le comte de Kœfeld a renvoyé tous les souverains de l’Europe à demain, afin de consacrer sa soirée à la reine de l’Angleterre, à la belle comtesse Amy de Gosswill.

AMY.

Quel malheur qu’on ne puisse pas croire un mot de tout cela !

ELENA.

N’a-t-il pas dit que jusqu’à demain il avait rompu avec la diplomatie ?

AMY.

Oui… mais l’habitude est une seconde nature,

LE COMTE.

S’il en est ainsi, je vais dire un mal horrible de vous. Qui vous habille donc, milady ? cette robe vous fait une taille affreuse ! et comment choisit-on le blanc avec un teint comme le vôtre !… Si au moins vous aviez les cheveux blonds et les yeux noirs, cette beauté sévère rachèterait tous les autres défauts… mais, non, rien de tout cela… Oh ! sur mon honneur ! quand on a été aussi maltraitée de la nature, on doit être Jalouse de tout le monde !… Eh bien ! suis-je vrai, cette fois-ci ?

AMY.

Pas plus que la première…

LE COMTE.

Mais alors, que croirez-vous ?

AMY.

Tout ce que vous ne me direz pas.

LE COMTE.

Il est bien malheureux que les femmes ne soient pas ambassadeurs.

AMY.

Pourquoi cela ?