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quante politiques y ont mis leur paraphe ; une trentaine de huguenots ont refusé en faisant la grimace… Quant à ceux-là, morbleu ! j’ai fait une croix blanche sur leur porte, et si jamais l’occasion se présente de décrocher ma pauvre arquebuse, qui est au repos depuis six ans… Mais je n’aurai pas ce bonheur-là, monseigneur ; les bonnes traditions se perdent… Tête Dieu ! si j’étais à votre place…

LE DUC DE GUISE.

Et la liste…

CRUCÉ.

La voilà… Faites-en des bourres, monsieur le duc, et cela aujourd’hui plutôt que demain.

LE DUC DE GUISE.

Cela viendra, mon brave, cela viendra.

CRUCÉ.

Dieu le veuille !… Ah ! ah ! voilà les camarades.

(Entrent Bussy Leclerc, La Chapelle-Marteau et Brigard.)
LE DUC DE GUISE.

Eh bien, messieurs, la récolte a-t-elle été bonne ?

BUSSY LECLERC.

Pas mauvaise : trois ou quatre cents signatures, pour ma part : des avocats, des procureurs.

CRUCÉ.

Et toi, mon petit Brigard, as-tu fait marcher les boutiquiers ?

BRIGARD.

Ils ont tous signé.

CRUCÉ, lui frappant sur l’épaule.

Vive Dieu ! monsieur le duc, voilà un zélé. Tous ceux de l’Union peuvent se présenter à sa boutique, au coin de la rue Aubry-le-Boucher ; ils y auront un rabais de 30 deniers par livre, sur tout ce qu’ils achèteront.

LE DUC DE GUISE.

Et vous, M. Marteau ?

MARTEAU.

J’ai été moins heureux, monseigneur… les maîtres des comptes ont peur, et M. le président de Thou n’a signé qu’avec restriction.

LE DUC DE GUISE.

Il a donc ses fleurs de lis bien avant dans le cœur, votre président de Thou ?… Est-ce qu’il n’a pas vu que l’on promet obéissance au roi et à sa famille ?

MARTEAU.

Oui ; mais on se réunit sans sa permission.

LE DUC DE GUISE.

Il a raison, M. de Thou… Je me rendrai demain au lever de Sa Majesté, messieurs… mon premier soin aurait dû être d’obtenir la sanction du roi ; il n’aurait pas osé me la refuser… Mais, Dieu merci ! il n’est point encore trop tard. Demain je mettrai sous les yeux de Henri de Valois la situation de son royaume ; je me ferai l’interprète de ses sujets mécontents. Il a déjà reconnu tacitement la Ligue : je veux qu’il lui nomme publiquement un chef.

MARTEAU.

Prenez garde, monseigneur ; il n’y a pas loin du bassinet à la mèche d’un pistolet ; et quelque nouveau Poltrot…

LE DUC DE GUISE.

Il n’oserait !… D’ailleurs j’irai armé.

CRUCÉ.

Que Dieu soit pour vous et la bonne cause !… Mais cela fait, monseigneur, je crois qu’il sera temps de vous décider…

LE DUC DE GUISE.

Quant à ma décision, monsieur Crucé, elle est prise depuis longtemps ; ce que je ne décide pas en un quart d’heure, je ne le déciderai de ma vie…

CRUCÉ.

Oui… et avec votre prudence, toute votre vie ne suffira peut-être pas à exécuter ce que vous aurez décidé en un quart d’heure…

LE DUC DE GUISE.

Monsieur Crucé, dans un projet comme le mien, le temps est l’allié le plus sûr.

CRUCÉ.

Tête Dieu !… vous êtes jeune, vous… trente-deux ans ;… mais moi, qui en ai quarante-cinq, je suis pressé ; et puisque tout le monde signe…

LE DUC DE GUISE.

Oui… Et les douze mille hommes, tant Suisses que reîtres, que Sa Majesté vient de faire entrer dans sa bonne ville de Paris… ont-ils signé, eux ?… Chacun d’eux porte une arquebuse ornée d’une belle et bonne mèche, monsieur Crucé ; sans compter les fauconneaux de la Bastille… Fiez-vous-en à moi pour marquer le jour ; et quand il sera venu…

BUSSY LECLERC.

Eh bien ! que ferons-nous du Valois ?…

LE DUC DE GUISE.

Ce que nous en ferons ?… madame de Montpensier me disait hier, en me montrant une paire de ciseaux d’or, quelques petits vers qui pourraient merveilleusement servir de réponse à cette question ; les voici :

Valois, qui les dames n’aime,
Deux couronnes posséda.
Bientôt sa prudence extrême
Des deux l’une lui ôta.
L’autre va tombant de même,
Grâce à ses heureux travaux.
Une paire de ciseaux
Lui baillera la troisième…

BUSSY LECLERC.

Ainsi soit-il !… n’est-ce pas, mon vieux sorcier ?