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plus longtemps serait presque un crime. Jenny, il y a un secret entre nous deux Richard : son ambition seule vous persécute ; ce secret peut anéantir toutes ses espérances… J’ai tardé longtemps, voyez-vous, car je l’aime.

JENNY.

Et moi, donc !

MAWBRAY.

Car j’étais fier de ses succès, car je lui eusse caché ce secret qui met un abîme entre lui et l’avenir, avec autant de mystère que, s’il m’y force, je mettrai de publicité à le lui apprendre. Alors, Jenny, j’espère que lui-même s’éloignera de ces affaires politiques qui l’éloignent de vous ; alors, Jenny, il faudra lui épargner tous reproches, car il sera à son tour plus malheureux que vous ne l’avez jamais été.

JENNY.

Oh ! s’il en est ainsi, alors gardez ce secret, et que je sois seule malheureuse !

MAWBRAY.

Impossible, Jenny ; car vous ne savez pas tout, car votre sort à vous n’est point le seul menacé. Richard est sur le point de devenir aussi mauvais citoyen qu’il a été mauvais époux : car l’influence qu’il a eue sur votre destinée, il peut l’avoir sur la destinée de l’Angleterre.

JENNY.

Et ce secret, ce mot que vous lui dires ?…

MAWBRAY.

Ce mot que Richard seul entendra, ce secret qui restera entre lui et moi changera tout, Jenny, le ramènera à vos pieds, trop heureux de votre amour ; Jenny, vous allez rester ici.

JENNY.

Seule ?

MAWBRAY.

En passant par le village je vous enverrai Betty.

JENNY.

Et où allez-vous ?

MAWBRAY.

À Londres.

JENNY.

Trouver Richard ?

MAWBRAY.

Il faut que je le voie avant demain.

JENNY.

Demain serait donc trop tard ?

MAWBRAY.

Peut-être.

JENNY.

C’est cette nuit, cette obscurité qui m’épouvante !…

MAWBRAY.

Enfant, qu’avez-vous à craindre ?

JENNY.

Rien, je le sais.

MAWBRAY.

N’avez-vous pas habité un an cette maison ?

JENNY.

Oui, oui.

MAWBRAY.

Dans une heure Betty sera ici.

JENNY.

Je me recommande à vous, ne l’oubliez pas.

MAWBRAY.

Non, mon enfant, adieu.

JENNY.

Adieu, Mawbray, adieu, mon protecteur, mon père ; vous aimerai-je jamais assez, vous qui m’aimez tant ! adieu. Enfermez-moi ; adieu encore ! Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !

MAWBRAY.

Tu pleures ?

JENNY.

Oui, tant de choses m’arrivent, bouleversent ma vie, que lorsqu’un ami me quitte je tremble toujours de ne plus le revoir !

MAWBRAY.

Allons, mon cher enfant, tu me reverras et Richard avec moi.


Scène XIV.

JENNY, seule.

Oh ! s’il en est ainsi, partez, partez vite, mon père ! — (À Mawbray, après qu’il a fermé la porte.) Adieu, adieu !… — (Elle tombe sur un fauteuil.) Oh ! quelle bizarre chose ! me voilà ici comme j’y étais hier, et pendant cet intervalle de quelques heures, Richard y est venu, je l’ai suivi, j’ai été entraînée par ce misérable ! Il y a parfois des événements pour toute une vie dans les événements d’un jour ! J’ai peine à songer que tout cela est vrai ! Je crois que je dors, que c’est un rêve affreux qui me poursuit ! oh ! non, non, tout est vrai, tout est réel ! … Oh ! mon Dieu ! j’étouffe ! j’ai besoin d’air ! — (Elle va au balcon.) Que tout est calme ! que tout est tranquille ! Dirait-on qu’au milieu de cette nature qui se repose il y a un être qui veille et qui souffre !… Oh ! ma mère… ma mère !… pardonne ; mais bien des fois sur ce balcon, de l’endroit où je sui, j’ai mesuré la profondeur de ce gouffre ; bien des fois j’ai songé… pardonne-le-moi, ma mère, qu’une pauvre créature qui n’aurait plus la force de supporter ses maux en trouverait la fin au fond de ce précipice !… Oh ! ma mère, ma mère, pardonne-moi !… Richard va