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monsieur Stilman, ni l’atelier de monsieur Wilkie ; mais j’ai la tête qui conçoit et le bras qui exécute. Il n’y faut plus penser ; n’y plus penser, Jenny, comprenez-vous cela ? perdre en une minute l’espoir de dix ans…

JENNY.

Mon ami…

RICHARD.

N’y plus penser… quand je sens, dans ce front qui brûle ma main, le génie et le pouvoir de dominer cette foule qui me juge et que je méprise. Sans cette révélation à laquelle n’a su que répondre votre père, la masse était pour moi ; l’aristocratie d’un tailleur et la fierté d’un bottier compromises, si son mandataire ne voit pas clair dans sa race jusqu’à la quatrième génération ! c’est toujours ce peuple avec son besoin de despotisme et ses habitudes d’aristocratie ; le peuple de Shakespeare, qui ne connaît d’autre moyen de récompenser l’assassin de César qu’en le faisant César !… Oh ! qui te trompe a raison, il se venge de ton aveuglement et échappe à ton ingratitude… Et cependant, avec quelle force ma voix eût tonné à la tribune pour défendre tes droits ! mes conceptions politiques eussent bientôt embrassé non plus les intérêts d’une chétive bourgade, d’un étroit comté, mais d’une nation entière. Oracle d’un parti, les autres m’eussent appelé de leurs vœux, sollicité de leurs promesses, et j’étais maître, dans la vieille Angleterre, de choisir à ma fantaisie ma place à la tête du peuple ou sur les premières marches du trône. Malédiction sur ces lâches bourgeois, qui ont coupé mes ailes sans s’apercevoir que c’étaient celles d’un aigle !

UN DOMESTIQUE, entrant.

Monsieur Richard ?

RICHARD., avec emportement.

Que me veux-tu ?

LE DOMESTIQUE.

Il y a là plusieurs hommes qui demandent à vous parler.

RICHARD.

Quels sont-ils ?

LE DOMESTIQUE.

Des électeurs qui sortent de la réunion préparatoire.

RICHARD.

Et qu’ai-je besoin de leurs compliments de condoléance ?

LE DOMESTIQUE.

Ils disent qu’ils ont des choses de la dernière importance à vous communiquer.

RICHARD.

Faites entrer alors ; que le ressentiment du passé ne compromette pas l’espérance de l’avenir.


Scène IV.

Les précédents ; LES BOURGEOIS, TOMPSON.
RICHARD., allant au-devant d’eux.

Eh bien ! messieurs, vous le voyez, le succès nous échappe… je dis nous, car j’ai trouvé en vous de chauds amis.

PREMIER BOURGEOIS.

Soyez sûr que nos regrets…

RICHARD.

Je vous remercie ; il est doux d’exciter l’intérêt de ceux qu’on estime… La réunion des électeurs s’est séparée, messieurs ?

DEUXIÈME BOURGEOIS.

Oui, mais sans avoir rien terminé.

RICHARD.

Comment ! ce choix ne s’est pas fait ?

PREMIER BOURGEOIS.

Nous n’avons pas pu nous entendre ; c’est une chose importante que le choix du candidat qu’on oppose à un ministère aussi corrompu que le nôtre, et à la puissante famille des Derby, qui, depuis qu’il y a une chambre des communes, y a toujours envoyé ses créatures.

RICHARD.

Comment ! vous ne trouvez personne à opposer à leur âme damnée sir Stanson, qu’ils vous imposent à chaque élection ?

DEUXIÈME BOURGEOIS.

Nous avons plusieurs concurrents, mais nous ne sommes pas d’accord.

RICHARD.

Monsieur Stilman se présentait.

DEUXIÈME BOURGEOIS.

Il n’est pas orateur, et il nous faut un homme qui parle et parle haut.

RICHARD.

Monsieur Wilkie.

PREMIER BOURGEOIS.

Tous les marchands de laine se sont déclarés contre lui.

RICHARD.

Et pourquoi ?

DEUXIÈME BOURGEOIS.

Ils craignaient qu’il n’échangeât sa conscience contre le titre de fournisseur de l’armée.

RICHARD.

Alors, messieurs, puis-je savoir ce qui me procure le plaisir de vous voir ?

TOMPSON, à demi-voix.

Éloignez cette jeune fille.