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MISTRESS GREY.

Ton piano ?

JENNY.

Je sais toutes les sonates que Richard m’a données, et les autres sont trop difficiles.

MISTRESS GREY.

Tu l’aimes plus que tu ne le devrais, mon enfant.

JENNY.

J’en ai peur, ma mère !

MISTRESS GREY.

Jenny, quelle folie ! Sais-tu même s’il t’aime, lui ?

JENNY.

Il se croit mon frère, il m’aime comme sa sœur.

MISTRESS GREY.

Et si en apprenant qu’il n’est pas ton frère il continuait de t’aimer comme un frère ?…

JENNY.

Ma mère…

MISTRESS GREY.

Si cela était enfin !

JENNY.

Oh ! je serais bien malheureuse !

MISTRESS GREY.

Tu vois !

JENNY.

Ma mère, pressée par vos questions, je vous réponds sans trop savoir ce que je vous dis ; si j’étais seule un instant, si votre présence ne me faisait pas rougir et ne troublait pas toutes mes idées, j’essayerais d’y mettre de l’ordre, et quand je vous reverrais, ma mère, je serais plus calme et probablement plus raisonnable.

MISTRESS GREY.

Eh bien ! mon enfant, interroge ton âme, ne te fie pas à tes forces plus que tu ne crois le pouvoir faire, ne sois pas non plus plus défiante de toi-même qu’il n’est raisonnable de l’être ; songe qu’une fille n’a pas de meilleure amie que sa mère, et que tout se calme dans ses bras, même le remords. Adieu, mon enfant.

JENNY.

Au revoir, ma mère.


Scène III.

JENNY, puis RICHARD.
JENNY.

Oh ! Richard, Richard ! si ce que dit ma mère est vrai, si tu ne devais jamais m’aimer que comme un frère ! Oh ! je le sens là, ce serait trop peu pour mon bonheur. C’est qu’elle a raison, ma mère ; sa main tremble-t-elle quand il prend la mienne et que je frissonne de tout mon corps, rien qu’en la touchant ; son cœur bat-il quand le matin ou le soir il pose ses lèvres sur mon front et que je sens mon cœur se gonfler comme s’il allait briser ma poitrine ? Non, il est calme, Richard, toujours calme, excepté quand il parle de ses projets d’avenir : c’est alors que son âme s’allume, que ses yeux s’enflamment ; tout à l’heure l’espoir d’être nommé député ne lui avait-il pas fait oublier jusqu’à mon existence ! A-t-il répondu à mes adieux de la voix ou du regard ? Oh ! contre les autres, j’ai la force de le défendre, et contre moi-même, ô mon Dieu ! je sens que je ne l’ai pas. Oh ! c’est lui ; qu’a-t-il donc ?

RICHARD., entrant.

Malédiction !

JENNY.

Comme il est pâle ! comme il paraît agité !

RICHARD.

Je n’y pouvais plus tenir ! échouer, et de cette manière ! opprobre et dérision… Je ne suis pas le fils du docteur Grey ?

JENNY, poussant un cri.

Ah !…

RICHARD.

C’est vous, Jenny ? saviez-vous cela, que je n’étais pas votre frère ?

JENNY.

Je le savais, Richard.

RICHARD.

Et vous ne me l’avez pas dit ? et le docteur ne me l’a pas dit ? et pas un ami ne me l’a dit ? Un étranger m’a jeté ce secret à la face comme une injure, et chaque électeur alors de dire : C’est vrai, il n’est pas le fils de monsieur Grey, il ne possède ni nom ni propriétés ; donc, il ne peut représenter des hommes qui ont des propriétés et un nom. Savez-vous le mien, Jenny ? si vous le savez, dites-le-moi.

JENNY.

Hélas ! non.

RICHARD.

Une seconde fois, Jenny, dites-le-moi, si vous le savez, que je puisse aller me rejeter au milieu de ces insolents bourgeois et leur dire : Moi aussi j’ai un nom connu, et de plus que vous, j’ai une âme qui comprend et un esprit qui pense. Les imbéciles !… on ne connaît pas sa famille !… le comté est donc bien heureux d’avoir donné naissance à la noble famille des Stilman et des Wilkie ! Oui, je suis étranger au comté ; et qu’importe, si je prête au comté qui m’adopte la force de l’intelligence et la puissance du talent ! Je ne possède rien ; non, c’est vrai, je n’ai ni le comptoir de