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COMMENT JE DEVINS AUTEUR DRAMATIQUE.

informait à l’instant même le directeur général.

Vers ce temps, nos gratifications devaient nous être payées : c’était un moment impatiemment attendu par chacun de nous ; car nos appointements étaient si faibles, qu’ils nous offraient à peine de quoi vivre ; aussi chacun avait-il recours à une industrie particulière pour améliorer son état de gêne continuel. Les uns avaient épousé des lingères qui tenaient de petites boutiques ; les autres avaient pris des intérêts dans des entreprises de cabriolets ; il y en avait enfin, et si tous n’étaient point encore là pour l’affirmer au besoin, on ne me croirait point peut-être, qui tenaient, dans le quartier latin, des restaurants à trente-deux sous, et qui déposaient à cinq heures la plume ducale pour prendre la serviette du maître de gargotte. Eh bien ! à ceux-là on ne disait rien, on ne leur reprochait point d’abaisser la majesté du prince dans les hommes qui étaient à sa solde. Non, on louait leur industrie, on la trouvait toute simple et toute naturelle : et moi, qui ne me sentais pas de vocation pour épouser une boutique, qui ne possédais pas de fonds que je pusse placer dans une spéculation de carrosserie, qui avais l’habitude de mettre une serviette sur mes genoux, et non pas sur mon bras… moi, on me faisait un crime de chercher dans la littérature une voie de salut ; on essayait, par toutes les persécutions possibles, de lasser ma constance, qu’on appelait de l’entêtement ; on me consignait dans ma loge, comme un soldat aux arrêts ; on venait entr’ouvrir dix fois par jour la porte de ma niche, pour voir si le chien était bien à l’attache. Dieu me donna cependant la force de supporter tout cela ; mais aussi Dieu seul sait ce que je souffris.

Nos gratifications devaient nous être payées vers ce temps, ai-je dit : le rapport revint enfin de la direction générale ; chacun avait sa part dans la munificence administrative, excepté moi. Le duc d’Orléans s’était même donné la peine d’écrire, à la colonne des observations, de sa main sérénissime, que Charles X venait de faire royale : Supprimer la gratification de M. Alexandre Dumas.

Cependant cette gratification, ma mère attendait après. Il nous la fallait pour avoir du pain, et elle nous manquait. Je trouvai des manuscrits de vaudevilles à copier ; cela me rapportait cinq ou dix francs, selon qu’ils étaient en un ou deux actes. Moi aussi j’avais mon industrie.

À force de transcrire ces sortes d’ouvrages, la contagion m’atteignit. J’en fis deux que je donnai sous un autre nom que le mien : ce sont ceux que le Journal des Débats m’a reproché d’avoir faits. Il est vrai qu’aucun gouvernement ne lui a jamais supprimé ses gratifications, à lui.

Cependant le temps s’écoulait, de petites intrigues de coulisses empêchaient Christine d’être jouée ; Taylor était en Orient, et quoique, avant de partir, ses dernières paroles eussent été une recommandation en ma faveur, je ne voyais pas approcher le jour si désiré de la mise en scène. Je me décidai alors à faire un second ouvrage : un hasard me jeta, en quelque sorte, à l’esprit le sujet que je devais traiter.

La seule armoire que j’eusse dans mon bureau était commune à Féresse et à moi ; j’y mettais mon papier, et Féresse ses bouteilles. Un jour, soit par inadvertance, soit pour me faire une niche, soit enfin pour constater la supériorité de ses droits sur les miens, il en emporta la clef en allant faire une course. J’usai, en son absence, le reste du papier qui se trouvait sur mon bureau, et comme j’avais encore trois ou quatre rapports à expédier, je montai à la comptabilité pour en emprunter quelques feuilles.

Un volume d’Anquetil se trouvait fortuitement égaré sur un bureau ; il était ouvert, j’y jetai machinalement la vue, et j’y lus le passage relatif à l’assassinat de Saint-Mégrin.

Trois mois après Henri III était reçu au Théâtre Français.

Cette fois je ne laissai pas le temps à l’enthousiasme de se refroidir : je pressai la mise en répétition de l’un ou de l’autre de mes deux drames, et je l’obtins ; restait à savoir lequel des deux serait joué le premier : Henri III eut la préférence.

La réception de Henri III avait au reste produit dans les bureaux la même révolution qu’avait faite celle de Christine, seulement cette fois elle éclata plus vigoureuse contre moi, car mes répétitions allaient me prendre deux heures par jour, et mon chef de bureau avait un motif légal de se plaindre.

Aussi ne s’en fit-il pas faute : je reçus immédiatement du directeur général l’invitation d’opter entre ma place et ma pièce. Je lui répondis que je tenais ma place du duc d’Orléans, et que je ne reconnaissais qu’au duc d’Orléans le droit de me l’ôter ; que quant à mes appointements,