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COMMENT JE DEVINS AUTEUR DRAMATIQUE.

de la grande chambre, qui le transmirent au garçon de bureau. Il y avait liesse générale dans la direction : un camarade allait être humilié.

Le garçon de bureau ouvrit la porte qui conduisait de sa loge dans la mienne ; il venait de faire une tournée générale dans l’administration, et il en rapportait toutes les bouteilles vides qu’il avait pu déterrer.

— Mon cher Féresse, lui dis-je en le regardant avec inquiétude, comment diable voulez-vous que je tienne ici avec toutes ces bouteilles, ou que toutes ces bouteilles tiennent ici avec moi ; à moins que je ne m’établisse dans l’une d’elles, comme l’avait fait le Diable boiteux ?

— Voilà justement la chose, répondit Féresse, en posant d’un air goguenard les nouvelles recrues près des anciennes ; c’est que monsieur le directeur général n’écoute pas de cette oreille-là : il veut que je garde cette chambre pour moi seul, et il n’entend pas que le dernier venu fasse la loi. —

Je me levai le sang au visage, et je marchai vers lui :

— Ce dernier venu, si peu de chose qu’il soit, lui dis-je, est encore votre supérieur ; il a donc droit à ce que vous lui parliez la tête découverte. Chapeau bas, drôle ! —

En même temps j’envoyai du revers de ma main le feutre du pauvre diable s’applatir contre le mur, et je sortis.

J’allai trouver Oudard, ma grande ressource dans tous mes chagrins ; je lui racontai ce qui venait de se passer, et le prévins que je me retirais chez moi comme Achille sous sa tente, et que, comme lui, j’attendrais qu’on vint m’y chercher.

Trois jours se passèrent au milieu de graves inquiétudes de la part de ma mère, qui n’ignorait pas ma rébellion, et qui craignait qu’elle ne fût suivie de mon renvoi : au bout de ce temps, une lettre d’Oudard m’annonça que, grâce à son intervention, tout était arrangé, ma demande m’était accordée, et je pouvais revenir prendre possession du magasin de Féresse.

Cette victoire remportée était chose plus importante qu’on ne croit peut-être ; hors de portée ainsi de l’investigation envieuse de mes collègues, éloigné de la surveillance méticuleuse de mon chef, je pouvais, grâce à la rapide facilité de mon écriture, escamoter deux heures à mon profit, tout en rendant, à la fin de la séance, autant, et même plus de besogne que les autres ne le faisaient ; mais ce qui était inappréciable surtout, c’était le silence et l’isolement qui m’entouraient, et à la faveur desquels je pouvais suivre le fil de mes pensées, constamment dirigées vers un même but, le théâtre ; dans une chambre commune au contraire, et distrait par les causeries de mes camarades, il est probable que je n’eusse jamais rien entrepris, ou du moins jamais rien achevé.

Du moment où je me trouvai seul, mes idées prirent de l’unité, et commencèrent à se coaguler autour d’un sujet : je composai d’abord une tragédie des Gracches, de laquelle je fis justice, en la brûlant aussitôt sa naissance ; puis une traduction du Fiesque de Schiller, mais je ne voulais débuter que par un ouvrage original ; et puis, d’ailleurs, Ancelot venait d’obtenir un succès avec le même sujet : mon Fiesque alla donc rejoindre les Gracches, ses aînés, et je pensai sérieusement, ces deux études faites, à créer quelque chose.

Le moment était bon : il y avait dégoût dans le public littéraire ; la mort de Talma lui avait fait déserter tout à fait le théâtre, où Mlle Mars seule avait la puissance de le rappeler de temps en temps ; encore venait-il pour l’admirable talent de l’actrice, et non pour les ouvrages. Plusieurs essais, tout infructueux qu’ils avaient été, laissaient pressentir l’apparition d’une littérature plus vive, plus animée et plus vraie ; une espèce d’agitation fébrile commençait à remplacer le dégoût ; on se passionnait, lors de leur apparition, pour certains livres, qui contenaient des essais de drames, trop informes encore pour être reçus à la scène, mais qui indiquaient une tendance générale de l’esprit vers cette Amérique littéraire ; enfin tout le monde était d’accord sur un point, c’est que, si l’on ne savait point encore ce qu’on voulait, on savait au moins ce dont on ne voulait plus.

L’époque de l’exposition de peinture arriva : plus avancée que la littérature, elle avait fait sa révolution ou plutôt elle était en train de la faire ; Delacroix par son massacre de Scio, Boulanger par son Mazeppa, Saint-Èvre, par son Job, s’étaient complètement séparés de l’école de David, dont la queue était encore portée par quelques peintres de la restauration : comme ces malheureuses poules dont parle Delille, et auxquelles on fait couver des canards, leurs maîtres avaient été tout effrayés de les voir s’aventurer sur cette mer nouvelle, et ils s’étaient assis sur le bord, impuissants à les suivre, déplorant leur impru-