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Mais est-ce lui ? Non ; si, si : mon regard se trouble…
C’est bien lui. Son cheval de vitesse redouble,
Je le vois accourir d’écume blanchissant ;
Il se cabre ; d’avance a-t-il flairé le sang ?…
Mais sous ton éperon plus rapide il s’emporte ;
De ce château fatal tu dépasses la porte,
Et tu n’aperçois pas au terme du chemin
Un spectre qui t’attend un poignard à la main !

(Regardant.)

Eh ! mais — que fait-il donc ? Il hésite, — il s’arrête…
M’aurait-il aperçu ? — Non ; sans doute il s’apprête…
Il va. — C’est cela, — bien ; tu fais ce que je veux :
Descends de ton cheval, flatte son cou nerveux.
Ses pieds l’ont ramené d’une course rapide ;
Aux mains d’un écuyer abandonne sa bride,
Et dis-lui qu’aujourd’hui pour la dernière fois
De son maître insolent il a senti le poids !
Son maître, — un pas encore !… en ma puissance il tombe…

(Se penchant à la fenêtre.)

Il va toucher le seuil — bien ! — un pied dans la tombe,

(Se rejetant sur le théâtre.)

Deux !… Ah ! — mon cœur bondit avec rapidité,
Lorsque le sien peut-être est à peine agité ! —
Il monte, — imprévoyant du sort qui va l’attendre,
Ces degrés, que vivant il ne doit plus descendre ;
Et, si près de la mort, son cœur ne ressent pas
Quelque vague terreur…

(Écoutant.)

Quelque vague terreur… Dieu ! le bruit de ses pas !
Il court donc de lui-même au but que nul n’évite !
Je l’entends, je le vois. — Il est venu bien vite !


Scène VIII.

SENTINELLI, MONALDESCHI, les deux gardes.
MONALDESCHI, entrant.

Sentinelli !

SENTINELLI.

Sentinelli ! C’est vous, enfin ! — Tant de lenteur
M’étonnait de la part de mon accusateur ;
Car, dans son zèle ardent, sans retard, je dus croire
Qu’il allait procéder à l’interrogatoire.

MONALDESCHI, à part.

Sentinelli tout seul, — gardé par deux soldats !
Serait-il arrêté ?

SENTINELLI.

Serait-il arrêté ? Vous ne répondez pas,
Marquis ?

MONALDESCHI.

Marquis ? Que voulez-vous que je réponde, comte ?
Que je ne savais pas qu’une rigueur si prompte
Devait… Mais ces soldats…

SENTINELLI.

Devait… Mais ces soldats… Je ne puis le nier,
Ces soldats en ce lieu gardent un prisonnier.

MONALDESCHI.

J’avais deviné juste.

SENTINELLI.

J’avais deviné juste. On vous a fait connaître
Que la reine cherchait à découvrir un traître.
Ses vœux, vous le savez, viennent d’être exaucés ; —
Un homme est arrêté.

MONALDESCHI.

Un homme est arrêté. Oui, comte, je le sais.

SENTINELLI.

Je viens en ce moment d’apprendre de la reine
Qu’elle vous consulta sur le choix de la peine,
Et qu’à votre indulgence imposant un effort,
Vous seul aviez voté pour la mort.

MONALDESCHI.

Vous seul aviez voté pour la mort. Pour la mort.

SENTINELLI.

Elle m’a dit aussi que votre amour pour elle
En cette occasion portait si loin le zèle,
Que, dès que du complot l’on connaîtrait l’auteur,
Vous vous étiez chargé d’être l’exécuteur.

MONALDESCHI.

Je l’ai fait.

SENTINELLI.

Je l’ai fait. Maintenant alors que le coupable
Doit, repoussant en vain le soupçon qui l’accable,
Avant la fin du jour subir son châtiment,
Vous conservez encor le même sentiment ?

MONALDESCHI.

Je n’en ai point changé.

SENTINELLI.

Je n’en ai point changé. Mais cet arrêt suprême,
Quel que soit l’accusé, resterait-il le même ?

MONALDESCHI.

Oui, monsieur.

SENTINELLI.

Oui, monsieur. Cependant, si dans cet ennemi
Votre cœur étonné trouvait un vieil ami,
Que l’un de ces complots, dont les cours font étude,
Eût éloigné de vous, plus que l’ingratitude,
Pourrait-il espérer qu’un ancien souvenir
Arrêterait le fer levé pour le punir ?

MONALDESCHI.

Non.

SENTINELLI.

Non. Mais, dans son espoir, s’il essayait lui-même
De fléchir la rigueur de cet arrêt suprême ;
Si, dans votre âme émue éveillant la pitié,
Il rappelait ces jours d’une ancienne amitié :
D’après son propre cœur, si, comprenant le vôtre,
Il rappelait ces temps où, vivant l’un par l’autre,
Vous trouviez le bonheur dans le bonheur d’autrui ;
Si, te tendant la main, il te disait : C’est lui !

MONALDESCHI.

Je la repousserais.

SENTINELLI.

Je la repousserais. À son heure dernière,
S’il employait l’accent de la sainte prière ;
S’il te disait : — Ami, tu ne frapperas pas
L’homme auquel tant de fois se sont ouverts tes bras,
L’homme que tu voyais, avant nos jours de haine,
Heureux de ton bonheur, et triste de tes peines,
Qui, d’un songe d’espoir prompt à te soutenir,
À te sourire encor contraignait l’avenir.