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la cuisine de Cambacérès n’avait jamais mérité sa grande réputation. Je vais reprendre à cet égard certains détails, en citer quelques autres, et préciser le tableau de cette vilaine maison.

« M. Grand’Manche, le chef des cuisines de l’archichancelier, était un praticien instruit, un homme honorable, que nous estimons tous. Ayant été appelé par lui dans les fêtes de la maison du prince, j’ai pu souvent apprécier son travail ; je puis, par conséquent, en dire quelques mots. Le prince s’occupait, le matin, avec un soin minutieux, de sa table ; mais seulement pour en discuter et en resserrer les dépenses. On remarquait chez lui, au plus haut degré, ce souci et cette inquiétude des détails qui signalent les avares. À chaque service, il notait les entrées qui n’avaient pas été touchées ou qui l’étaient peu, et, le lendemain, il composait son menu avec cette vile desserte. Quel dîner, juste ciel ! Je ne veux pas dire que la desserte ne puisse être utilisée, je veux dire qu’elle ne peut pas donner un dîner de prince et de gastronome éminent. C’est un point délicat que celui-ci ; le maître n’a rien à dire, rien à voir ; l’habileté et la probité du cuisinier doivent seules connaître des faits. La desserte ne doit être employée qu’avec précaution, habileté et surtout en silence.

« La maison du prince de Talleyrand, la première de l’Europe, du monde et de l’histoire, agit d’après ces principes ; ces principes sont ceux du goût ; c’étaient ceux de tous les grands gentilshommes que j’ai servis : Castlereagh, Georges IV, l’empereur Alexandre, etc.

« L’archichancelier recevait des départements des cadeaux sans nombre en comestibles et les plus belles volailles. Tout cela allait s’enfouir dans un vaste garde-manger dont le prince avait la clef. Il prenait note des provisions, de la date des arrivages, et donnait seul l’ordre d’employer les pièces. Fréquemment, quand il le donnait, les provisions étaient gâtées ; les aliments ne paraissaient jamais sur sa table qu’après avoir perdu leur fraîcheur.

« Cambacérès n’a jamais été gourmand dans l’acception savante du mot ; il était né fort gros mangeur et même vorace. Pourrait-on croire qu’il préférait à tous les mets le pâté chaud aux boulettes, plat lourd, fade et bête ! Un jour, que le bon