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oreilles peuvent entendre, et la seule substance du cerveau est susceptible de pensées.

Que si les hommes ont tant de peine à unir l’idée de la pensée avec l’idée de l’étendue, c’est qu’ils n’ont jamais vu d’étendue penser. Ils sont à cet égard ce qu’un aveugle né est à l’égard des couleurs, un sourd de naissance à l’égard des sons ; ceux-ci ne sauroient unir ces idées avec l’étendue qu’ils tâtent, parce qu’ils n’ont jamais vu cette union.

La vérité n’est pas pour le philosophe une maîtresse qui corrompe son imagination, et qu’il croie trouver par-tout. Il se contente de la pouvoir démêler où il peut l’appercevoir ; il ne la confond point avec la vraisemblance ; il prend pour vrai ce qui est vrai, pour faux ce qui est faux, pour douteux ce qui est douteux, et pour vraisemblable ce qui n’est que vraisemblable. Il fait plus, et c’est ici une grande perfection du philosophe, c’est que lorsqu’il n’a point le motif propre pour juger, il sait demeurer indéterminé. Chaque jugement, comme on a déjà remarqué, suppose un motif extérieur qui doit l’exciter : le philosophe sent quel doit être le motif propre du jugement qu’il doit porter. Si le motif manque, il ne juge point, il l’attend, et se console quand il voit qu’il l’attendroit inutilement.

Le monde est plein de personnes d’esprit et de beaucoup d’esprit, qui jugent toujours ; toujours ils devinent, car c’est deviner, que de juger sans sentir quand on a le motif propre du jugement ; ils ignorent la portée de l’esprit humain ; ils croient qu’il peut tout connoître ; ainsi ils trouvent de la honte à ne point pro-