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LA VILLE SANS FEMMES

le breuvage n’est pas mauvais, pour qui n’est pas trop difficile, tout le monde s’en envoie de pleines rasades.

Enfin, parmi les déracinés, se trouvent un contracteur de Windsor et un négociant de la même ville devenus ici les cuisiniers des malades pour lesquels ils s’efforcent de façon fort méritoire à préparer quelque chose de « spécial » avec du simple « ordinaire ».

Ce désaxement social est encore plus frappant dans une sorte d’annexe de la cuisine où sont installés les éplucheurs de légumes. Ce sont, pour la plupart, des hommes âgés et de santé délicate. Ils travaillent assis en rond, tête baissée, en échangeant discrètement des propos que personne n’entend. Ce service a eu plusieurs chefs. Ce fut d’abord un artiste distingué, fort respectable sous sa chevelure argentée, qui arborait une moustache pleine comme on les portait autrefois. Cet homme fut le dessinateur le plus réputé de la mode féminine à Montréal. Un autre artiste lui succéda, un artiste dans toute l’acception du mot : un Florentin esprit « Renaissance » qui, après avoir passé une jeunesse studieuse et profitable à Paris, où son goût naturel du beau trouva matière à pleine satisfaction et à forte culture, vint s’établir au Canada. En peu d’années, il fonda à Toronto et porta rapidement au plus haut degré de prospérité une très grande fabrique d’objets d’art et il réussit non seulement à s’imposer sur le marché canadien mais aussi à faire triompher ses produits à l’extérieur, principalement aux États-Unis. Cet artiste est ici le modèle du travailleur de la patate. Il s’est confectionné lui-même un