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MARMITES ET MARMITONS

ment sur les garde-manger, la glacière et les magasins où sont entassées les victuailles.

Entre tous les ennemis acharnés de la cuisine, se signale un Canadien français, mort depuis peu de temps, un vrai « Canayen » de la vieille génération, un type d’autrefois, rude dans ses gestes mais d’une sensibilité exquise et d’une grande courtoisie pour tous les internés. Grand, gros, bâti en force, il a une stature imposante. On l’appelle le « major » parce qu’il a, en effet, eu ce grade dans l’armée canadienne. D’un caractère d’acier et d’une endurance à toute épreuve, il a, toutefois, une faiblesse : son appétit. À table, tout en devisant de choses et d’autres, il nettoie avec aisance trois portions dans le temps qu’il faut à un convive ordinaire pour en avaler une. Et il est aussitôt prêt à recommencer. Le « major » a naturellement pointé vers la cuisine, où il parvient à se faufiler malgré la surveillance de tout le haut personnel. Est-ce coïncidence, fatalité, hasard ? Toujours est-il que chaque passage du major aux alentours des fourneaux est immanquablement marqué par la mystérieuse disparition de quelque chose.

Précisément, il y a huit jours, le chef, notre brave chef montréalais rondelet et râblé, était en train de faire cuire deux œufs sur le plat. Le beurre avait fondu et crépitait, joyeusement soulevé en mousse dorée. Le chef casse ses œufs et, sans méfiance, s’éloigne pour aller chercher la salière. À cet instant précis, le « major » survient. Tel un éclair, entrant par une porte, il traverse la cuisine dans toute sa longueur et sort par l’autre extrémité. Mais