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LA VILLE SANS FEMMES

couverts salis, éveille, en effet, des convoitises immodérées. Tous les bâfreurs et les gourmands rôdent autour de cette modeste gargotte transformée par leur imagination en une sorte de Mecque de la bonne chair où quelques muftis seuls se gargarisent le tube digestif de gueuletons délicats. Désireux d’avoir leur part de ces festins imaginaires, ils déploient des ruses d’apache pour chiper n’importe quoi.

La semaine dernière, un de ces chapardeurs me montra un vulgaire chou.

— Je l’ai volé à la cuisine, me dit-il triomphalement.

— Que vas-tu en faire ?

— Je n’en sais rien ! Le manger cru… oui, peut-être…

Et il le cacha soigneusement.

Hier, j’ai revu l’auteur du larcin. Le chou avait lamentablement jauni. Mais il était encore intact.

— Je vais le jeter, finit-il par m’avouer mélancoliquement.

Les œufs, le sucre et le lait exercent une attirance particulière. Les forts mangeurs tiennent sans cesse la cuisine en alerte. Tout le personnel est sur le qui-vive, surtout le directeur et le sous-directeur de la dépense. Le premier est un restaurateur d’Ottawa qui a fait vaillamment l’autre guerre. Le second est un jeune et sympathique commerçant qui fréquentait assidûment l’Institut de culture de Montréal. Ce dernier, tel saint Pierre aux portes du Paradis, dispose de toute une série et de tout un attirail de clefs et de cadenas et il veille farouche-