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INFIRMIER

du temps perdu. Nos cerveaux en sont tout occupés. C’est le passé, d’une valeur soudain accrue, qui nous assaille de toutes parts. Il y a des moments où la nostalgie d’un paysage, d’un visage ou d’une voix prend à la gorge et au cœur, comme une tenaille de fer, et serre. Tout à coup, pendant que je causais avec un malade, durant une promenade, en distribuant des remèdes, surgissait devant mes yeux un coin de Montréal… la rue Sherbrooke devant l’université McGill… les jardins LaFontaine… le jardin qui sépare la gare Windsor de la cathédrale… La figure d’un ami prenait forme subitement… Une voix chère murmurait à mon oreille… Alors, je restais là, haletant, bouleversé par un grand trouble intérieur, les yeux embués. Après de tels moments, il faut un rude coup de barre pour retomber d’aplomb. Puis l’on savoure la joie amère d’avoir su résister à une nouvelle attaque du passé.

Mais chez les natures faibles, cela ne laisse pas de causer des dérèglements. L’un des internés a même fait la constatation curieuse que ces phénomènes de dépression morale correspondaient à certains mouvements des astres. Certains médecins internés affirment que les astres influent sur l’âpreté des caractères. Au moment de la pleine lune, le nombre des disputes, des rixes et des incidents désagréables augmentait dans le camp. Et certains esprits qui, en temps ordinaire, ne sont pas déjà très solidement formés défaillent et chavirent. Pendant les quarante mois de mon internement, j’ai vu ainsi une dizaine d’hommes suivre la courbe descendante… Il y en a un dont je n’ai jamais entendu le son de la voix. Il avait des yeux de bête tra-