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IMIRCE OU LA FILLE DE LA NATURE

tu es gourmand, tu aimes prodigieusement les gâteaux ! Veux-tu gagner un gâteau ? va-t-en porter à minuit de la bouillie chaude à ce pendu accroché à l’entrée du village. » Je balançai un peu à cette proposition ; et quoique déjà familier avec le masque de mon grand-père, celui du pendu, un peu serré du bas, me paraissait trop effroyable. Cependant l’envie de dévorer un gâteau me fit accepter le marché. Tandis qu’on faisait la cuisine du pendu, un domestique avait couru à ce triangle irrégulier, et s’était couché sur l’un des angles. Je portai la panade dans un vaisseau au bain-marie, je l’offris toute bouillante au pendu. Le domestique, stylé, me dit : « Chien d’étourdi, tu me brûles la gueule, ta bouillie est bien chaude. » Quoique je crus que c’était le pendu qui parlait, je n’en fus pas effrayé, j’avais vu le masque de mon grand-père, je répondis sur le même ton : « Coquin, tu n’as qu’à souffler. » Le domestique alors se découvrit, me complimenta sur ma fermeté. Je revins à la maison, mon grand-père m’embrassa, et me dit : « Cher Émile, tu réponds à mes vœux, tu n’auras pas peur des pendus et des araignées, tu seras un homme, et ton cousin Bernard un poltron. »

Devenu plus grand, mon précepteur m’apprit à peindre sans principes et sans maître ; nous peignions la nature telle qu’elle s’offrait à nos yeux. Ce que j’attrapais le mieux, c’est que quand je trempais mon pinceau dans l’eau claire, je peignais parfaitement de l’eau claire ; les oiseaux s’y trompaient,