Je demandai au gueux comment il avait gagné la tendresse de cette jolie fille, dont la décence et la sagesse faisaient notre admiration. « Madame, les bons cœurs sont faits pour s’aimer ». — « Ah ! dit Lucrèce en l’interrompant, son cœur est encore meilleur que le mien ; il est si bon ! S’il avait la tête comme le cœur, il serait admirable ; mais c’est un crâne, il ne songe ni à la veille ni au lendemain ; il est si bête, si distrait, si étourdi, qu’il ne sait ce qu’il dit, ce qu’il fait, ni ce qu’il écrit ; il barbouille dans une journée une brochure ; elle marche comme elle peut ; il ne prend pas la peine de la relire, il s’ennuie partout où il n’est pas, c’est le vrai portrait de l’occasion ». — « Mon ami, dis-je au mendiant, il faut songer à ta réputation. — Qu’est-ce que la réputation ? — C’est la bonne odeur de la renommée. — Hélas ! répondit-il, un gueux peut-il sentir bon ? — Tiens, au lieu de faire deux ou trois brochures, n’en fais qu’une bonne : — Cela est faisable à Paris pour un auteur qui a son dîner assuré chez un grand, un habit et des hauts-de-chausses chez un fermier quand on habille la livrée. Un auteur avec des chausses honnêtes a le temps de méditer, de limer son ouvrage. Marmontel, à qui l’État a donné quatre mille livres, pour avoir fait une tragédie enterrée, il y a quelques années, arrange géométriquement des logogriphes dans le Mercure, est obligé de donner du bon ; malgré ces quatre mille francs, le pauvre garçon a de la peine comme un autre ».