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regardé ; je lui ai murmuré un « Léa » avec une affectuosité exagérée ; ne suis-je donc pas maître de me tenir comme je veux me tenir ? Léa a paru étonnée, pas fâchée, étonnée ; un peu moqueuse, peut-être ; pourquoi aussi se fait-elle ainsi câline ? c’est sa faute ; si tentatrice elle est ; si tentatrice en les étoffes amples ; au contraire dans les robes c’est le noir qui lui sied mieux ; sa robe de satin noir unie et ajustée, où s’arrondit l’impassible poitrine… Mais presque neuf heures et demie… il est temps de partir. Je n’ai pas écrit ce que je projetais dire ; bah ; bien inutile ; je me souviendrai ; j’ai d’ailleurs le papier d’il y a un mois. Debout ; mon chapeau ; mon par-dessus ; dans la poche du par-dessus sont mes gants. Tout est en ordre ? les lettres dans le tiroir. Avant que sortir, il faudrait relire ce papier.

« Une fois dans sa chambre… Vous ne croyez pas que je vous aime ?… Follement je vous désirais ; que ce soit mon excuse… Pardon… Je puis rester ici cette nuit… Je vous rends votre corps… Adieu. »

Adieu, adieu… partons. L’escalier sera éclairé du gaz ; j’ouvre la porte ; j’éteins les bougies ; voilà ; ne heurtons à rien ; la porte refermée ; descendons ; mes gants ; ils sont propres, oui, convenables. Parbleu, je saurai me souvenir, je me souviendrai bien de ce que je dois dire à Léa ; rien de plus facile, de plus naturel. Elle comprendra enfin pourquoi je renonce mes droits à l’avoir, et combien je l’aime, et pourquoi je ne l’ai pas… Je puis rester cette nuit… mon amie, je vous quitte… Elle comprendra ; rien de plus naturel, de plus facile.


(à suivre)
Édouard Dujardin