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n’a jamais fait d’éplucher un poisson ; je n’avance pas. Je dois cent francs, et plus, à mon bottier. Il faudrait tâcher à apprendre les affaires de Bourse ; ce serait pratique ; je n’ai jamais compris ce qu’était jouer à la baisse ; quel gain possible, sur des valeurs en baisse ? supposons que j’aie cent mille francs de Panama, et qu’il baisse ; alors je vends ; oui ; eh bien ? je rachèterai donc à la prochaine hausse ; non ; je vendrai. Ce gros avoué qui mange, me devrait enseigner. Il n’est peut-être point avoué ni notaire. Ah, ces arrêtes ; rien n’est à manger de cette sole ; elle est savoureuse pourtant ; laissons ces débris. Sur le banc, contre le dossier, je me renverse ; encore des gens qui entrent ; tous hommes ; un qui semble embarrassé ; l’étonnant par-dessus clair ; depuis beaucoup de saisons on n’en porte plus de tel. J’ai laissé un appétissant petit morceau de sole ; bah, je ne vais pas, le prenant, me rendre ridicule. Excellent serait ce petit morceau, blanc, avec les raies qu’ont marquées les arrêtes. Tant pis ; je ne le mangerai pas ; de ma serviette je m’essuie les doigts ; un peu rude, ma serviette ; neuve peut-être. La femme de l’avoué vient de se tourner ; on dirait qu’elle m’a fait un signe ; elle a des yeux superbes ; comment ferais-je pour lui parler ? Elle ne regarde plus. Écrirais-je un billet ; c’est m’exposer à une déconvenue ; pourtant elle annonce une facile connivence ; je lui montrerais le billet ; si elle le voulait prendre, elle s’arrangerait à le prendre ; je puis en tout cas faire le billet. Et après ? je dois rentrer, m’habiller, être au théâtre avant neuf heures ; c’est insupportable, toutes ces histoires.

— « Monsieur a fini… »

— « Oui. Apportez-moi le poulet. »

— « Monsieur… »

Un peu de vin. Vide est la banquette en face ; entre la banquette et la glace, une maroquinerie. Il faut, en