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Le ritme étant, par définition, le moyen d’expression du lyrisme, la phrase poétique[1] sera ritmée quand elle sera lyrique. Elle sera non ritmée, quand elle cessera d’être lyrique ; mais elle restera de la poésie, puisqu’elle aura été pensées « poésie ». De son côté, la prose, quand elle sera lyrique, sera de la prose ritmée, mais elle ne deviendra pas pour cela de la poésie, puisqu’elle aura été pensée « prose ». De même qu’il y a de la poésie ritmée, il doit donc y avoir des vers non ritmés ; au moins, c’est une chose qui semble s’imposer comme une conséquence nécessaire du retour à la compréhension biblique de la poésie.

Les poètes qu’on a groupés autour de l’unanimisme ont toujours ritmé leurs vers, même dans les poèmes ou les passages de poèmes qui n’étaient pas lyriques ; voyez plutôt tant de pages, qui sont des chefs-d’œuvre, de ce si humain Vildrac ! En cela, je ne les suis pas ; j’estime que, selon l’état émotionnel de la pensée, la phrase doit passer de la forme serrée du vers puissamment ritmé à la forme diluée du vers non ritmé, à apparence de prose, mais qui, n’étant pas né d’une conception raisonnante des choses, n’est pas de la prose.

C’est ce que j’ai essayé de réaliser dans mes derniers poèmes et dans les Époux d’Heur-le-Port. Certains critiques y ont vu de la prose ritmée ; je me serais alors complètement fourvoyé, — à moins que ce ne soit ces critiques qui aient mal écouté (ou mal lu) ou se soient mal expliqués, et je leur accorde qu’ils sont si pressés ! D’autres y ont vu un « mélange de prose et de vers libres » ; j’admets que c’est l’apparence, mais l’apparence seulement. Pas plus que de « prose ritmée », il n’y a, dans ces essais, de « mélange de prose et de vers », du moins à la façon dont j’entends la signification de ces locutions. En réalité, la formule que j’ai voulu réaliser ne comprend qu’une succession de vers ritmés et de vers non ritmés, qui tous procèdent de la pensée poétique, c’est-à-dire du

  1. N’oublions pas que, dans notre conception de la poésie, toute phrase poétique est nécessairement un vers (ou un ensemble de vers) : voir, plus haut, pages 54 et 55.