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Moïse, Josué, Juges, etc.), outre qu’ils contiennent des pages proprement poétiques, ne sont pas écrits selon une formule très différente. Mais, s’il est impossible de présenter ici un classement, même sommaire, entre les livres qui composent la Bible, l’inconvénient n’en sera pas considérable ; il y a entre ces livres une parenté si évidente qu’il est possible d’en dégager des caractères communs, dont la plupart sont d’ailleurs ceux de toute la littérature sémitique.

Au lieu d’entreprendre moi-même cette analyse, je préfère vous citer un chapitre de Renan[1] ; il serait périlleux de refaire ce qu’a fait Renan ; et puis, les autorités sont les autorités, et je ne suis pas fâché de réquisitionner celle de Renan au profit de ma théorie.

Renan explique d’abord que l’abstraction est presque inconnue dans les langues sémitiques et en particulier dans l’hébreu biblique, tandis qu’elle sévit de plus en plus dans nos langues européennes.

L’unité et la simplicité qui distinguent la race sémitique se retrouvent dans les langues sémitiques elles-mêmes. L’abstraction leur est inconnue ; la métaphysique, impossible. La langue étant le moule nécessaire des opérations intellectuelles d’un peuple, un idiome presque dénué de syntaxe, sans variété de construction, privé de ces conjonctions qui établissent entre les membres de la pensée des relations si délicates, peignant tous les objets par leurs qualités extérieures, devait être éminemment propre aux éloquentes inspirations des voyants et à la peinture de fugitives impressions, mais devait se refuser à toute philosophie, à toute spéculation purement intellectuelle. Imaginer un Aristote ou un Kant avec un pareil instrument est aussi impossible que de concevoir une Iliade ou un poème comme celui de Job écrits dans nos langues métaphysiques et compliquées.

Ce caractère physique et sensuel nous semble le trait dominant de la famille de langues qui fait l’objet de notre étude.

Cela seul suffirait à établir que, de notre point de vue, les langues sémitiques sont, naturellement, les langues de la poésie, et que les langues européennes sont devenues les langues de la prose et qu’elles ne peuvent plus être des langues poétiques que par un effort de retour sur elles-mêmes.

Reprenons Renan.

  1. Histoire générale des langues sémitiques, I, 1, 2.