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Mais ce meurtre odieux qui de tous biens me prive,
Ce sera la rançon de la flotte captive,
De cette guerre aussi les prémices heureux,
Qu’attendent tous ces chefs, de combats amoureux.

Je serais moins sévère envers Moréas, qui, redisons-le, ne manqua pas de talent mais qui ne fut jamais qu’un imitateur, si l’on n’avait pas émis la prétention d’en faire un grand poète.

Remy de Gourmont, que je cite indéfiniment, a très justement noté[1] que certains vers de Hugo cachent, sous leur forme régulière, d’authentiques vers libres ; par exemple (Contemplations) :

Ce qu’on prend pour un mont est une hydre ;
Ces arbres sont des bêtes ;
Ces rocs hurlent avec fureur ;
Le feu chante ;
Le sang coule aux veines des arbres.

Seule, la typographie fait de ces cinq vers libres trois alexandrins réguliers, qu’il vous est facile de reconstituer.

Le vers libre est donc une sorte de grand mot ; son unité extérieure correspond à une unité intérieure ; le vers classique, au contraire, n’a qu’une unité extérieure, puisque l’arrêt de la pensée ou, si vous préférez, du mouvement, ne suit pas l’arrêt du vers.

Mallarmé voyait précisément un des charmes de l’ancienne poétique dans cette divergence entre le ritme de la pensée et le ritme du vers… Admirons une des subtilités où se plaisait son délicat esprit, mais dont notre besoin de spontanéité ne saurait s’accommoder.

Ne se contredisait-il pas un peu d’ailleurs, le maître aimé, quand il enseignait que le vers « de plusieurs vocables refait un mot total, neuf, étranger à la langue et comme incantatoire »[2] ? J’en demande pardon à sa vénérée mémoire, ce grand mot, ce mot total, c’est le vers libre.

Mais, si le vers libre est une unité, il est une unité organisée…

  1. Esthétique de la langue française, 247.
  2. Cité par Henri de Régnier, Figures et caractères, 128.