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La question revient donc à celle-ci : L’homme qui écrit aujourd’hui cette phrase : « Il versait un torrent de larmes », est-H sincère, c’est-à-dire a-t-il eu, au moment où il écrivait cette phrase, la vision de la montagne, de ses sites agrestes ou désolés, des hauts sommets, et, entre les rochers fracassés, l’a-t-il vu, ce torrent, descendre, en rebondissant dans un fracas de bruit et d’écume, et devant cette hallucination alpestre, s’est-il écrié, en le fond profond de son âme d’artiste :

— Tel, oui, tel est le flux de larmes que je vois couler de ces yeux…

Alors, il est sincère, il est un écrivain.

Ou bien, la métaphore qu’il a employée est-elle une vision non vue, une sensation non sentie, une pensée non pensée ? Est-ce une métaphore morte qu’il nous a servie ?

Concluons.

L’écrivain est l’homme qui n’emploie pas de métaphores mortes.

Je disais que l’écrivain est celui qui emploie les mots selon leur signification véritable ; j’ajoute : et selon les significations qu’ils ont acquises en vertu de’a prescription.

Mais celui qui « jongle avec les chiffres », a-t-il dans l’esprit, en écrivant cette métaphore, la silhouette du jongleur, debout sur la scène d’un music-hall ?

Et le politicien qui nous parle de la « sphère des idées », l’a-t-il vue, la surface sphérique ? et quant au « spectre de 93 », au « spectre du cléricalisme » ? je demande une petite description de ces êtres surnaturels.

L’écrivain a le droit de dire simplement des choses simples ; par exemple, et d’accord avec La Bruyère, il a le droit d’écrire cette phrase : « Il pleut. » Cela, c’est parfait, parce que c’est sincère ; mais dès qu’il se permet une métaphore, la même loi de sincérité l’oblige à être… tout simplement génial.

Jeunes écrivains, méfiez-vous de la métaphore ; c’est le grand traquenard.

La métaphore appelle torrent ce qui n’est pas un torrent ; la métaphore, par définition, est un détournement du sens des mots, par cela qu’elle appelle Pierre ce qui s’appelle Paul, qu’elle baptise