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NICOLAS DE CUES

son intelligence a toute la fixité d’un esprit purement géométrique ; visiblement, d’ailleurs, la Géométrie est la science dont elle s’efforce de copier l’ordre et les procédés.

La fixité géométrique est une des marques de cette intelligence ; elle n’est pas la seule, ni même la plus importante.

L’une des pensées que Denys se plaît surtout à mettre en lumière, c’est celle-ci : L’être divin déconcerte la raison humaine, en sorte que, de Dieu, l’homme ne saurait rien dire qui ne fût incomplet, incertain, erroné ; lorsqu’il essaye de parler de Dieu, il est conduit à donner même vraisemblance à des propositions qui se contredisent ; il lui faut affirmer, tout à la fois, que Dieu est toute chose et que Dieu n’est aucune des choses ; aucun terme, même le mot être, ne peut recevoir, si nous le voulons appliquer à Dieu, le sens que nous lui donnons lorsque nous parlons des créatures.

La Théologie de Denys énonce donc, au sujet de Dieu, diverses antinomies ; mais le rôle qu’elle fait jouer à ces antinomies prête à deux remarques.

En premier lieu, elle ne les donne pas pour contradictions réelles et irréductibles ; tout indique qu’elle voit seulement en elles des contradictions apparentes ; entre les deux propositions qui nous semblent opposées, la conciliation passe les forces de notre esprit ; nous ne devons pas tenir ces antinomies pour des absurdités, mais bien pour des mystères.

En second lieu, ces antinomies mystérieuses ne sont pas posées d’emblée, à titre d’axiomes d’où la Théologie se doit déduire ; elles se présentent, au contraire, comme des conséquences auxquelles nous nous trouvons contraints d’acquiescer par la réflexion métaphysique et l’étude des Écritures.

Selon la comparaison qu’emploiera Bossuet dans une circonstance semblable, l’homme qui veut connaître Dieu saisit les deux bouts d’une chaîne dont la liaison échappe à son regard ; ces deux bouts, il continue de les tenir ferme, tout en se reconnaissant incapable de découvrir comment ils sont attachés l’un à l’autre ; son attitude, devant Dieu qui le passe infiniment, est celle de l’humilité.

« De cette Divinité superessentielle et cachée[1] il ne nous faut oser rien dire ni rien concevoir, si ce n’est ce qui nous est divinement enseigné par la Sainte Écriture. »

Cette attitude est aussi celle de Scot Érigène. La création

  1. Sancti Dionysii Areopagitæ Liber de divinus nominibus, cap. I.