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NICOLAS DE CUES

la théorie de l’impetus par laquelle Buridan et ses disciples rendaient compte du mouvement des projectiles.

Nicolas n’invoque jamais l’autorité de l’École de Paris ; c’est qu’en effet, il ne se range pas sous sa discipline ; il lui demande seulement des matériaux ; ces matériaux, il se propose de les assembler sur un plan que Paris n’eût jamais accepté.

Ce plan, c’est une doctrine Néo-platonicienne qui le fournit ; le Néo-platonisme dont s’inspire Nicolas de Cues, c’est celui des Dominicains allemands disciples de Proclus, des Eckehart, des Tauler, des Ruysbrœck. Cette filiation de sa pensée, Nicolas de Cues la proclame. Dans son Apologie de la docte ignorance, il revendique l’autorité d’Eckehart ; il a tout particulièrement étudié ce maître ; il en a découvert et lu les écrits latins que le P. Denifle devait un jour retrouver. Les adversaires du philosophe de Cues voient non moins clairement que le système combattu par eux se rattache à cette tradition ; à ce système, Jean Wenck objecte exactement ce que Jean Gerson avait objecté aux écrits mystiques de Ruysbrœck ; il lui reproche de reprendre les erreurs d’Amaury de Bennes, les hérésies des Bégards ou Turlupins. Dans sa réponse à Wenck, Nicolas nous fait connaître les œuvres dont sa pensée néo-platonicienne a été nourrie[1].

« Y a-t-il eu, comme l’écrit Wenck, des Bégard qui prétendaient être Dieu par leur nature même ? En ce cas, on a bien fait de les condamner, tout comme Amaury avait été condamné, en concile général, par Innocent III

» Quand des gens de petite intelligence veulent, sans être munis de l’ignorance savante, s’enquérir de choses trop élevées, il leur arrive de tomber dans des erreurs ; l’éclat infini de la suprême lumière intelligible aveugle l’œil de leur esprit ; comme ils n’ont pas la science de leur propre aveuglement, ils croient voir ; ils s’obstinent alors dans leurs assertions comme s’ils voyaient vraiment. De même que la lettre mène à la mort les Juifs qui ne possèdent pas l’esprit, de même ces autres, lorsqu’ils voient des sages, lorsqu’ils lisent dans les ouvrages de ceux-ci des pensées qui ne leur sont point coutumières, lorsqu’ils s’aperçoivent que ces sages croient parce qu’ils connaissent leur ignorance, ils prennent ces sages pour des ignorants et pour des fous.

» C’est donc avec raison que les Saints nous recommandent d’éloigner la lumière intellectuelle de ces yeux de l’esprit qui

  1. Nicolai de Cusa Apologia doctæ ignorantiæ ; éd, cit., t, I, pp. 72-73.