Page:Duhem - Le Système du Monde, tome X.djvu/257

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
254
LA COSMOLOGIE DU XVe SIÈCLE

« Notre esprit n’est pas le principe des choses[1], pour en pouvoir déterminer les essences ; cela n’appartient qu’à la pensée divine, de qui les choses tiennent leur être et qui leur donne leur essence. Notre esprit est seulement le principe de ses propres opérations ; c’est elles seules qu’il détermine ; c’est sous forme de concepts (notionaliter) qu’il a pouvoir d’embrasser toutes choses. Aussi la plupart de ceux qui poursuivent la science se sont-ils fatigués en vain lorsqu’ils ont cherché à saisir les essences ; l’esprit, en effet, ne saisit rien que ce qu’il trouve en lui-même (nihil enim appræhendit intellectus, quod in seipso non reperit). Or, dans l’intelligence même, on ne trouve pas les essences ou quiddités mêmes des choses ; on y trouve seulement des concepts (notiones) ou apparences (species), qui sont des ressemblances, des imitations (assimilationes, similitudines) des choses… Voilà pourquoi l’on dit de l’esprit qu’il est le lieu des apparences ; mais on ne dit point du tout qu’il soit l’essence des essences… L’intelligence n’a rien qui soit soumis à sa force, à son pouvoir, si ce n’est des apparences formelles… Les formes et quiddités essentielles des choses précèdent le pouvoir de former des concepts (notionalis virtus) que possède l’intelligence ; elles excèdent ce pouvoir ; partant, l’intelligence ne saurait les atteindre afin de les saisir ; elle ne peut que former des conjectures à leur endroit par l’intermédiaire de ce qu’elle comprend. »

Cependant, ne pourrait-on pas imaginer que notre esprit fût capable d’arriver à connaître l’essence des choses sensibles, à l’aide d’une sorte d’induction ? Les actions que ces choses exercent découlent de leur propre nature ; l’observation de ces effets ne permettra-t-elle pas de remonter jusqu’à cette nature ? Vain espoir. « Le feu se comporte d’une manière plus véritable au dedans de sa propre substance sensible qu’au sein de notre intelligence[2], où il réside sous forme d’un concept confus privé de vérité naturelle (in confuso concepto sine naturali veritate)… Les propriétés que le feu possède en ce monde sont relatives à d’autres objets sensibles, par l’intermédiaire desquels il exerce ses opérations sur les autres choses ; puis donc que ces propriétés sont, dans ce monde, relatives à d’autres objets, elles ne découlent pas purement et simplement de l’essence du feu. »

  1. Nicolai de Cusa De venatione sapientiæ cap. XXIX ; éd. cit., t. I, pp. 322- 323.
  2. Nicolai de Cusa De beryllo libellus, cap. XXXII ; éd. cit., t. I, p. 280.