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LA COSMOLOGIE DU XVe SIÈCLE

rance savante, De docta ignorantia. Ce titre est fort bien choisi, car on ne saurait accepter aucun des axiomes que postule le futur Évêque de Brixen si l’on ne prenait, tout d’abord, conscience de l’incapacité radicale où rhomme se trouve de connaître la vérité absolue. Une critique sévère de la science humaine est donc au principe même de toute la doctrine.

Être savant, c’est, avant tout, savoir exactement à quel point l’homme est inapte à posséder la science véritable, c’est connaître pleinement sa propre ignorance.

« La plus haute perfection doctrinale[1] que puisse atteindre l’homme, même le plus studieux, c’est d’être reconnu très savant touchant l’ignorance qui lui est propre ; plus un homme sera savant, plus il saura qu’il est ignorant. »

Il est impossible[2] qu’une intelligence finie puisse s’assimiler une vérité précise. Le vrai n’est pas, en effet, une chose qui soit susceptible de plus ou de moins ; il consiste essentiellement en quelque chose d’indivisible, et ce quelque chose ne saurait être saisi par un être, si cet être n’est la vérité même. De même, l’essence du cercle est quelque chose d’indivisible, et ce qui n’est pas cercle ne saurait s’assimiler ce quelque chose ; le polygone régulier qu’on inscrit dans un cercle n’est pas semblable au cercle ; il lui ressemble d’autant plus qu’on accroît davantage le nombre de ses côtés ; mais on a beau multiplier indéfiniment ce nombre, jamais le polygone ne devient égal au cercle ; aucune figure ne peut être égalé au cercle, si ce n’est le cercle lui-même.

Ainsi en est-il, à l’égard de la vérité, de notre intelligence, de toute intelligence qui n’est pas la vérité même ; jamais elle ne saisira la vérité d’une façon si précise, qu’elle ne la puisse saisir d’une manière plus précise encore, et cela indéfiniment.

Le vrai s’oppose donc, en quelque sorte, à notre raison ; il est une nécessité qui n’admet ni diminution ni accroissement ; elle est une possibilité, toujours susceptible d’un nouveau développement. En sorte que du vrai, nous ne savons rien, sinon que nous ne le pouvons comprendre.

Quelle conclusion devons-nous tirer de là ? « Que l’essence même (quidditas) des choses, qui est la véritable nature des êtres, ne saurait être, par nous, atteinte en sa pureté. Tous les

  1. Nicolai de Cusa De docta ignorantia, lib. I, cap. I ; éd. Basileæ, 1565, t. I, p. 2.
  2. Nicolai de Cusa Op. laud., lib. I, cap, III ; éd, cit., t. I, p. 4.