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LA PHYSIQUE PARISIENNE AU XIVe SIÈCLE

dont certains, en dépit de leur contingence, sont soumis de quelque manière à la vertu des corps célestes.

» Mieux vaut donc admettre l’incommensurabilité des mouvements célestes, dont ne résulte pas l’ignorance que l’on dit. On l’a d’ailleurs prouvé ailleurs : Si l’on donne des grandeurs inconnues quelconques, il est plus vraisemblable qu’elles sont incommensurables que commensurables ; de même, si l’on propose une multitude inconnue d’objets quelconques, il est plus vraisemble qu’elle est un nombre imparfait qu’un nombre parfait ; s’il s’agit donc du rapport, inconnu de nous, entre [les durées de] deux mouvements quelconques, il est plus vraisemblable et plus probable que ce rapport est irrationnel plutôt que rationnel, à moins que quelque autre raison ne s’y oppose. Or, de semblable raison, après avoir bien considéré ce qui vient d’être dit, on n’en voit aucune dans le cas que nous avons en vue.

» La Géométrie n’avait pas encore achevé ce qu’elle se proposait de dire ; mais voici qu’Apollon lui ordonne de se taire et se tient pour suffisamment informé. Mais moi, je demeurais troublé d’une juste surprise ; je restais étonné des propos si nouveaux que je venais d’entendre, et je songeais à part moi : Toute vérité s’accorde avec toute autre vérité. Pourquoi donc sont-elles en désaccord, ces deux sciences dont le rôle est de poser la vérité ? Pourquoi recourent-elles à des persuasions rhétoriques, à des arguments topiques ? Elles n’usent, d’ordinaire, que des démonstrations les plus rigoureuses et dédaignent tout autre mode commun d’argumentation ; pourquoi ont-elles pris les façons, insolites pour elles, d’une science moins certaine ?

» Apollon vit les pensées de mon cœur. Ne crois pas, dit-il, à un véritable désaccord entre ces deux illustres amantes de l’évidente vérité. Elles badinent d’un air sérieux et s’amusent à prendre le style d’une science inférieure. Mais nous n’avons pas, en plaisantant avec elles, revêtu la forme d’un juge hésitant. Nous allons donc regarder de près ce procès et cette cause rare, puis, tout aussitôt, nous déclarerons la vérité sous la figure d’un jugement.

» Avec un ardent désir, j’attendais la sentence. Mais voici que le sommeil me quitte ; la solution reste en suspens ; et j’ignore entièrement, je l’avoue, ce qu’allait enseigner à ce sujet le juge Apollon. »

Ce que nous venons de lire marque avec une grande finesse le disparate que les bornes de notre sensibilité mettent entre