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LA PHYSIQUE PARISIENNE AU XIVe SIÈCLE

Comme nous l’avons dit au chapitre X[1], on pourrait donc très certainement traduire en langage moderne ce que Jean Buridan pensait de l’impetus communiqué à un corps pesant en disant que l’intensité de cet impetus était égale, pour lui, au produit de trois facteurs : une fonction croissante de la vitesse, le volume du corps, et une densité proportionnelle au poids spécifique. Si on lui eût demandé de préciser la forme du premier facteur, il l’eût sans doute pris proportionnel à la vitesse, et il eût ainsi identifié l’impetus à ce que Galilée devait nommer un jour impeto ou momento, et Descartes quantité de mouvement. Toutefois, il a eu la prudence d’éviter toute évaluation prématurée, qu’il n’eût pas été en état de justifier ; par là, il a évité l’erreur où une trop grande hâte d’évaluer quantitativement l’impetus devait conduire Galilée et Descaftes.

Mais tous les corps ne sont pas pesants ; la substance céleste, en particulier, ne l’est pas ; et cependant, Buridan n’hésite pas à attribuer un impetus aux orbites du Ciel. L’intensité de cet impetus est-il, pour ces orbites, déterminable par une règle semblable à celle qui a été imposée aux corps pesants ?

La solution de cette question est rendue singulièrement délicate par l’opinion que notre auteur professe au sujet de la substance céleste.

Nous avons vu combien, au Moyen-Âge, les opinions avaient été divergentes touchant la nature de la cinquième essence. On peut les réduire à trois chefs principaux :

1o Le Ciel n’est pas composé de matière et de forme ; c’est une substance simple. C’est la doctrine d’Averroès, reprise par Jean de Jandun en certains de ses ouvrages.

2o Le Ciel est composé de matière et de forme ; mais il n’y a pas identité de la nature entre la matière céleste et la matière sublunaire ; ces deux matières sont seulement analogues. C’est l’avis de Saint Thomas d’Aquin auquel Jean de Jandun s’est parfois rangé.

3o Le Ciel est composé de matière et de forme ; la matière du Ciel est de même nature que la matière des corps soumis à la génération et à la corruption. C’est l’hypothèse soutenue avec une précision croissante par Saint Bonaventure, par Gilles de Rome, par Jean de Duns Scot et par Guillaume d’Ockam. Jean Buridan rompt nettement avec cette doctrine qui paraissait avoir triomphé à l’Université de Paris.

  1. Vide Supra, pp. 213-215.