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LA CHUTE ACCÉLÉRÉE DES GRAVES

L’opinion qui paraît avoir été, tout d’abord, admise d’une manière à peu près unanime, dans les écoles de la Chrétienté latine, c’est celle que Thémistius proposait comme interprétation de la pensée d’Aristote : Un grave, dans sa chute, marche de plus en plus vite, parce que son poids augmente au fur et à mesure qu’il approche de son lieu naturel, qui est le centre du Monde.

Cette explication a été admise par Roger Bacon, dès le temps où, simple maître ès-arts, il commentait la Physique d’Aristote à l’Université de Paris ; Bacon l’a enchâssée, d’une façon qui dût alors sembler fort heureuse, dans sa théorie de la pesanteur ; rappelons, en deux mots, ce qu’était cette théorie, que nous avons exposée en son temps[1].

Dans un grave, Bacon distingue deux formes.

Il considère, en premier lieu, la forme qui est l’acte même de la matière de ce corps ; c’est la forme que les Scolastiques nomment habituellement forme substantielle ; Bacon lui donne le nom de forme matérielle.

Il considère, en second lieu, une forme immatérielle, qui survient à la forme matérielle et que celle-ci reçoit par une certaine participation à la nature céleste.

Cette forme immatérielle est, dans la chute du grave, le véritable moteur, tandis que la chose mue, c’est la substance entière du grave, composée de la matière et de la forme matérielle.

Ce n’est pas, d’ailleurs, que la forme matérielle ne contribue, elle aussi, à mouvoir le grave ; incapable, par elle-même et prise isolément, de jouer le rôle de moteur, elle en devient capable après qu’elle a été perfectionnée et excitée par la forme immatérielle et céleste.

C’est au cours de sa seconde série de questions sur la Physique, en commentant le huitième livre de cet ouvrage d’Aristote, que Bacon développe cette théorie de la gravité ; c’est aussi à cette occasion qu’il propose son explication de la chute accélérée.

Il est communément admis par tous les Scolastiques qu’une forme substantielle n’est pas susceptible d’être plus ou moins intense ; de la terre, en effet, ne saurait être plus ou moins terre, ni du plomb plus ou moins plomb ; si donc le poids d’un grave était constitué par la forme substantielle, ce poids ne pourrait augmenter au fur et à mesure que le grave s’approcherait de son lieu naturel ; on ne pourrait, au sujet de la forme

  1. Voir : Cinquième partie, ch. V, § V.