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L’HORREUR DU VIDE

À partir de cette minime indication, Roger Bacon a développé toute une théorie ; et, de cette théorie, il convient de marquer l’importance.

Aristote avait expliqué tous les mouvements des corps inanimés que contient l’orbe de la Lune, à partir de la supposition du lieu naturel. À chaque corps, correspond un lieu propre où sa forme substantielle atteint la perfection ; ce lieu est le centre du Monde pour les corps graves, la région contiguë à l’orbe de la Lune pour les corps légers. Placé dans son lieu naturel, un corps y demeure en repos. Mis hors de son lieu, il tend à s’y rendre ; s’il n’est retenu, il se meut vers lui.

Or les expériences que décrivent Philon de Byzance ou Héron d’Alexandrie mettent constamment cette Mécanique en défaut ; on y voit des corps que rien ne retient et qui demeurent immobiles, bien qu’ils ne se trouvent pas en leur lieu naturel ; on y voit monter des corps graves et descendre des corps légers. La Mécanique d’Aristote réclame donc une modification ou un complément.

Avant d’être corps de telle nature, corps céleste, corps grave ou corps léger, un corps est, tout simplement, une partie de l’Univers corporel ; avant la nature particulière que lui confère sa forme substantielle, il a une nature universelle qui, selon la doctrine d’Avicébron, chère à Bacon, lui est donnée par la corporéité. En vertu de sa nature particulière, le corps tend à son lieu propre ; mais en vertu de la nature universelle qu’il possède, il a une autre tendance ; il tend à demeurer soudé aux corps qui lui sont immédiats, afin que toutes les parties de l’Univers demeurent unies et contiguës. Comme la nature universelle surpasse, en excellence, la nature particulière, la seconde tendance est plus puissante que la première. On peut donc observer des repos et des mouvements qui contredisent aux lois de la gravité et de la légèreté ; ces repos ont pour cause la tendance de la nature universelle, qui assure la parfaite et perpétuelle continuité entre les divers corps du Monde.

La théorie du lieu naturel, telle qu’Aristote l’avait proposée, était une bonne théorie de Physique, car, au moyen d’un petit nombre d’hypothèses, elle permettait de classer une multitude de phénomènes connus, de prévoir une foule de repos ou de mouvements.

Cependant, peu à peu, les expériences dont la théorie péripatéticienne ne pouvait rendre compte se sont multipliées et précisées. Alors, il a fallu la remplacer par une théorie plus