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LA PHYSIQUE PARISIENNE AU XIVe SIÈCLE

Aristote n’admettait aucune puissance créatrice ; il admettait que le Monde comprend non seulement toute la matière qui existe, mais encore toute la matière qui peut exister, et que cette matière est en quantité limitée ; il pouvait donc, sans restriction aucune, soutenir qu’il n’y a pas d’indéfiniment grand en puissance. La Scolastique chrétienne ne pouvait tolérer l’absolutisme de cette proposition ; peut-être est-il refusé aux pouvoirs de ce Monde, qui n’ont pas la faculté de créer, de produire un infini potentiel ; mais cette production ne saurait excéder la toute-puissance de Dieu.

En 1277, Étienne Tempier condamnait cette erreur[1] : « Que la cause première ne peut faire plusieurs Mondes. Quod prima causa non potest plures mundos facere. » C’était nier que ce Monde-ci comprît, en la sphère qui le borne, toute la matière possible ; par conséquent, c’était ruiner le principe sur lequel Aristote avait affermi sa négation de l’infiniment grand en puissance.

C’est ce que Walter Burley va nous expliquer avec sa clarté coutumière :

« Si l’on admet, dit-il[2], que l’addition [d’une grandeur à une autre grandeur] se fait non par la génération de nouvelles parties, mais par l’addition indéfinie de parties préexistantes, la conclusion du Philosophe est logique. Et c’est bien de la sorte que le Philosophe entend que cette addition doit être faite ; car, selon lui, la matière première est ingénérable et incorruptible ; aucune portion de matière première ne saurait donc être produite de nouveau. De même, pour le Commentateur, toute portion de matière est éternelle, car toute quantité de matière est ou bien une partie de la matière céleste, éternelle selon lui, ou bien elle est en la matière première et inséparable de celle-ci. Une quantité nouvelle de matière ne saurait donc être produite. Lors donc qu’on veut ajouter un corps à un autre corps ou une grandeur à une autre grandeur, cette addition ne peut se faire par génération d’une nouvelle portion et d’une nouvelle grandeur ; elle ne peut se faire que par addition d’une grandeur préexistante ; si l’on veut que l’addition se poursuive indéfiniment, il faudra qu’on enlève à une autre grandeur préexistante la partie que l’on veut ajouter à la grandeur en formation. Telle est la véritable intention du Commentateur…

» De ce qui vient d’être dit résulte clairement cette consé-

  1. Cette erreur est la 34e du décret rendu par Étienne Tempier ; elle occupe le 37e rang dans la liste classée par le R. P. Mandonnet (P. Mandonnet, Siger de Brabant, 2e édition, t. II, p. 178).
  2. Burleus Super octo libros physicorum, lib. III, tract. II, cap. V ; éd. Venetiis, 1491, fol. 75, coll. b et c.