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L’INFINIMENT PETIT ET L’INFINIMENT GRAND

elle ; il y a donc une partie qui est la dernière, mais elle n’est pas la dernière de toutes. » En d’autres termes, en chacun des états successifs de la division en parties proportionnelles, il y a un nombre fini de parties parmi lesquelles il en est une qui est la dernière ; mais un nouvel état de la division en parties proportionnelles donnera une nouvelle partie située après celle qui se trouvait être la dernière.

À ces considérations, on pourra encore faire cette objection : Ne peut-on pas prendre une infinité de parties proportionnelles d’une ligne, toutes les parties proportionnelles d’une ligne ? Ne suffit-il pas, pour cela, de prendre la ligne tout entière ? « Assurément, répond Buridan[1], quand je prends mon livre, je prends une infinité de parties de ce livre, car j’en prends trois parties, cent parties, mille parties, et ainsi sans fin. Mais ce qui est impossible, c’est que l’on prenne une infinité de parties successivement, en comptant chacune d’elles à côté de chacune des autres. »

Toute cette précision de Buridan se retrouve dans les écrits d’Albert de Saxe ; lui aussi, il a bien de soin de déclarer cette vérité[2] : « Il n’y a pas de parties d’une grandeur continue qui soient toutes les parties proportionnelles de ce continu ; cela est bien évident, car quelles que soient les parties que l’on donne, il y en a encore d’autres ; il n’y a donc pas de parties qui soient toutes les parties (quibuscunque datis, adhuc sunt plures : ergo nullæ sunt omnes). »

Une telle rigueur dans la pensée, une telle précision dans le langage ne pouvaient manquer d’être d’un grand secours aux Scolastiques de Paris en la discussion des problèmes où une grandeur variable tend vers une limite qu’elle ne peut atteindre. Nous allons nous en assurer en retraçant sommairement l’histoire d’un tel problème qui fut fameux dans les écoles.

Pour retrouver l’origine de ce problème, il nous faut, comme il arrive presque toujours, lire Aristote et, surtout, les commentaires d’Averroès.

Un homme qui peut, en marchant, faire cent stades, observe Aristote, peut, à coup sûr, en faire deux ; si l’on demande ce qu’il peut faire, on ne répondra pas : deux stades, mais : cent stades. « Il faut donc que la puissance soit définie, par la considération de ce qui en est la borne et la limite supérieure. Ὡς δέον ὀρίζεσθαι πρὸς τὸ τέλος καὶ τὴν ὑπεροχὴν τὴν δύναμιν » En revanche. « celui qui ne

  1. Buridan, {loc. cit., fol. LXIII (marqué par erreur LXII, coll. c et d.
  2. Alberti de Saxonia Quæstiones super libros de physica auscultatione, lib, III, quæst. XIV, art. I.