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L’INFINIMENT PETIT ET L’INFINIMENT GRAND

qu’une ligne soit actuellement divisée au point A, qu’elle le soit au point B, au point C ; il est possible qu’elle soit actuellement divisée au point A et au point B ; donc elle peut être actuellement divisée en tous ses points.

À cet argument, voici la réponse de Bacon[1] : « Ici, chaque proposition particulière est possible en soi ; elle est compossible avec toute autre proposition particulière actuellement donnée ; mais elle est incompatible avec une proposition particulière qui n’est pas actuellement donnée, qui est à donner dans l’avenir… On doit donc concéder que la division au point A ne répugne aucunement à la division en n’importe quel autre point donné présentement et en acte ; mais elle répugne à la division en quelque point qui reste à donner ; tous les points de division, en effet, ne sauraient être donnés simultanément, ils sont donnés successivement, et par une succession qui se prolonge à 1 infini… Voilà donc brisée cette massue d’Hercule ; non sans peine, il est vrai, car le vulgaire entier ignore ces choses ; quelques habiles les connaissent ; mais ils sont fort peu nombreux. »

Roger Bacon marque quelque fierté de la réponse qu’il a opposée aux partisans de la divisibilité actuelle à l’infini ; il est permis cependant de douter qu’elle soit entièrement juste. La division d’une ligne au point A est certainement compatible avec la division en n’importe quel point actuellement donné ; on ne voit pas pourquoi elle cesserait d’être compatible avec la division en un certain point qui ne pourrait jamais être actuellement donné mais resterait toujours à marquer dans l’avenir ; ce n’est pas, semble-t-il, une impossibilité de ce genre que l’on a, ici, rencontrée ; l’impossibilité ne s’introduit qu’au moment où l’on considère la division en tous les points à la fois.

Richard de Middleton, qui subit l’influence de Roger Bacon, l’a sair doute éprouvée en ce qu’il dit[2] de la divisibilité à l’infini d’une grandeur continue : « Lorsqu’on dit que tout continu est divisible à l’infini, je réponds que cela est vrai pourvu qu’on le comprenne ainsi : Il peut être divisé sans fin, mais de telle façon que le nombre des parties formées soit toujours fini. Si vous admettez qu’il soit ainsi divisé, il n’en résulte aucune impossibilité ; il n’en résulte pas, en effet, l’existence d’un infini in facto esse, mais seulement d’un infini in fieri que l’on nomme habituellement un infini en acte avec mélange de puissance. »

  1. Roger Bacon, loc. cit., pp. 134-135.
  2. Riccardi de Media Villa Quæstiones in quatuor libros Sententiarum, lib. I, dist. XLIII, art. I, quæst. VI ; éd. 1591, tomus primus, p. 386.