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L’INFINIMENT PETIT ET L’INFINIMENT GRAND

d’une manière actuelle, divisée en une multitude infinie de parties ; d’autre part, comme Aristote, ils rejettent l’existence des indivisibles ; partant, ils admettent que l’on peut poursuivre sans fin la division d’une grandeur continue en parties de plus en plus petites.

Cette dernière vérité, Aristote la formulait en ces termes[1] : « Toute grandeur est, en puissance (δυνάμει), divisible à l’infini. » Or cet énoncé soulève une difficulté extrêmement grave.

Au gré d’Aristote, cela seul existe en puissance qui, quelque jour, existera en acte ; ce qui, à aucun moment, ne peut exister en acte, n’existe pas non plus en puissance. Ce principe, maintes fois déclaré par le Stagirite, domine toute la métaphysique péripatéticienne ; à plusieurs reprises, nous avons eu occasion d’en faire la remarque.

Lorsqu’il traite, d’ailleurs, de questions relatives à l’infini, Aristote n’a garde d’oublier ce principe ; c’est en l’invoquant qu’il justifie ce raisonnement : L’existence actuelle de l’infiniment grand est impossible, donc l’infiniment grand n’existe pas même en puissance. En effet[2], « s’il advient qu’une chose soit de telle grandeur en puissance, il faut qu’il lui arrive d’atteindre la même grandeur d’une manière actuelle. Ὅσον γὰρ ἐνδέχεται δυνάμει εἵναι, καὶ ἐνεργείᾳ ἐνδέχεται τοσοῦτον εἴναι. » Après Aristote, d’ailleurs, son fidèle Commentateur écrivait[3] : « Si une grandeur avait puissance pour devenir plus grande que toute grandeur donnée, elle se trouverait en acte plus grande que toute grandeur donnée ; elle serait donc une grandeur actuellement infinie. »

Mais alors une grave difficulté se rencontre dans l’étude de la divisibilité à l’infini d’une grandeur continue ; il n’y a pas, en effet, de raison pour ne pas appliquer à cette étude le principe dont on a usé dans l’étude de l’addition à l’infini ; or si ce qui est en puissance peut toujours être réalisé en acte, la grandeur qui, en puissance, est divisible à l’infini, peut, en acte, être divisée à l’infini. Comme le remarque justement Walter Burley[4], « supposons que ce raisonnement soit exact : si une certaine grandeur peut croître à l’infini, il est possible qu’une certaine grandeur soit infinie en acte ; cet autre raisonnement semble également concluant : s’il est possible de diviser indéfiniment une grandeur, il est possible qu’une grandeur soit, d’une manière actuelle, divisée à l’infini. »

  1. Aristote, Physique, livre III, ch. VI.
  2. Aristote, Physique, livre III, ch. VII.
  3. Aristotelis De physico audita libri octo cum Averrois Cordubensis variis in eosdem commentariis ; lib. III, comm. 60.
  4. Burleus Super octo libros physicorum, lib. IIL tract. II, cap, IV ; éd. Venetiis, 1491, fol. 71, col. c.