Page:Duhem - Le Système du Monde, tome VII.djvu/51

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
44
LA PHYSIQUE PARISIENNE AU XIVe SIÈCLE

trois autres et ainsi de suite indéfiniment ? La légende raconte que le Doctor communis était sujet à des distractions ; assurément, il en avait une lorsqu’il écrivait le passage que nous venons de rapporter.

Jusqu’ici, nous n’avons point vu le texte d Aristote donner naissance à autre chose qu’à de simples remarques ; voici cependant que va germer la théorie qui se réclamera de ce texte ; c’est dans les écrits de Saint Thomas d’Aquin que nous voyons apparaître cette théorie.

Le principe en est très clairement énoncé dans la Somme théologique[1]. Voici, en effet, ce que nous lisons en cet ouvrage :

« Tout corps naturel a une forme substantielle bien déterminée ; or les accidents résultent de la forme substantielle ; il est donc nécessaire que, d’une forme substantielle déterminée, résultent des accidents déterminés ; le volume (quantitas) est au nombre de ces accidents. Tout corps naturel a donc un volume qui est borné supérieurement et inférieurement (Unde omne corpus naturale habet determinatam quantitatem in majus et in minus). »

De ce principe, Thomas d Aquin use simplement, en la Somme théologique. pour établir qu’un corps naturel ne peut être infiniment grand. Ailleurs, il va le préciser et lui donner la forme suivante :

La forme substantielle que possède un corps naturel impose une limite de petitesse aux parties en lesquelles ce corps peut être divisé, et une limite de grandeur au volume que ce corps peut atteindre en se dilatant ; si par division ou par dilatation, une de ces limites vient à être transgressée, la forme substantielle est détruite et une forme différente prend sa place ; de l’eau que l’on disperse en parcelles trop petites ou que l’on dilate trop fortement, se change en air. Voici un passage[2] où Thomas d’Aquin formule clairement ces corollaires du principe énoncé en la Somme théologique : « Bien que les corps mathématiques puissent être divisés à l’infini, les corps naturels ne peuvent être divisés que jusqu’à un certain terme, car, à chaque forme, correspond une certaine grandeur déterminée par nature, comme il arrive pour les autres accidents. Partant, la raréfaction [d’un corps naturel] ne peut, elle non plus, être poussée à l’infini ; elle peut l’être seulement jusqu’à

  1. Sancti Thomæ Aquinatis Summa theologica, Pars prima, Quæst. VII, art. III : Utrum possit esse aliquid infinitum actu secundum magnitudinem.
  2. Sancti Thomæ Aquinatis Quæstioses disputæ de poteniia Dei. Quæst. IV : De creatione materiæ informis. Art. I : Utrum creatio materiæ informis præcesserit duratione creationcm rerum.