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LA PHYSIQUE PARISIENNE AU XIVe SIÈCLE

« Ceux qui disent[1] : La charité croit d’une manière essentielle, disent aussi que cet accroissement se fait parce que la charité se rapproche de son terme. Mais s’ils veulent bien soutenir leur opinion, il leur faut dire que ce rapprochement à l’égard du terme se fait selon des degrés d’essence, de telle manière que la charité accrue ait, en son essence, un plus grand nombre de degrés qu’elle n’avait auparavant ; sinon, elle ne croîtrait pas d’une manière essentielle. Mais cela ne peut avoir lieu que de deux manières, ou bien d’une façon virtuelle, ou bien par addition d’une nouvelle forme. Nous disons, par exemple, que l’âme sensitive est dans l’âme raisonnable, parce que celle-ci contient virtuellement plus de degrés que celle-là… Ainsi l’âme végétative esl contenue dans l’âme sensitive et celle-ci dans l’âme raisonnable, parce qu’au point de vue de la force (virtualiter), l’âme raisonnable possède tout pouvoir que possède l’âme sensitive, et qu’elle peut plus encore. Mais de cette façon-là, toujours, lorsqu’advient la seconde forme, la première cède la place ; et la seconde n’est pas de la même espèce que la première. Il en résulterait donc que la première charité devrait disparaître à l’arrivée de la seconde, ce qu’ils n’admettent pas, et que la charité accrue ne serait pas de même espèce que la charité primitive, ce qu’ils nient d’une façon manifeste.

» Il faudra donc que cet accroissement essentiel de la charité se fasse par addition d’une autre charité ; et puisqu’ils déclarent qu’ils ne peuvent comprendre cette thèse, les voilà donc tombés dans une opinion qu’ils qualifient d’inintelligible. »

Les termes mêmes dont use Gilles de Rome dans cette discussion montrent bien que certains partisans d’Henri de Gand prétendaient se soustraire au dilemme où on les voulait enfermer. Mais d’autres ne reculaient point devant les conséquences extrêmes de leur doctrine ; ils admettaient que l’accroissement d’une qualité au sein d’un sujet se fait par continuel anéantissement d’une qualité moins intense à laquelle succède une qualité plus intense.

Durand de Saint-Pourçain, par exemple, rappelle les divers moyens par lesquels on tentait d’éviter ce corollaire de la doctrine ; puis ajoute[2] : « Mais cette échappatoire et toutes celles qui lui ressemblent sont bien frivoles et consistent en paroles qui ne portent sur rien (sine re). Quand deux choses sont adéquates entre

  1. Ægidii Romani Op. laud., dist. XVII, pars II, principalis I, quæst. II, art. I ; éd. cit., p. 96, col. a.
  2. Durandi a Sancto Portiano Op. laud., lib. I, dist. XVII, quæst VII : Utrum eadem forma numero possit esse intensa et remissa.