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LA LATITUDE DES FORMES AVANT ORESME

chose que l’essence de la forme prise à un certain degré de perfection essentielle ou à un autre degré. »

Des essences plus ou moins parfaites, ce sont, disait Gilles de Rome, exprimant la pensée commune des Scolastiques, des espèces différentes qui, dans un même genre, se rangent suivant l’ordre de leur perfection croissante. Comment donc, si l’on adopte la théorie d’Henri de Gand reprise par Durand de Saint-Pourçain, devra-t-on concevoir le changement par lequel, dans un sujet, une qualité devient de plus en plus intense ? Quelle idée devra-t-on se faire, par exemple, de réchauffement d’un corps ?

En ce corps qui s’échauffe, la théorie que nous exposons en ce moment voit non pas une seule et même chaleur qui acquiert successivement des degrés de plus en plus élevés, mais une infinité de chaleurs numériquement et spécifiquement distinctes les unes des autres. À chaque instant, une chaleur est détruite et, à sa place, une autre chaleur plus parfaite est engendrée ; en la seconde chaleur, il ne subsiste rien de la première. L’échauffement n’est pas le mouvement par lequel une forme d’essence déterminée s’actualise de mieux en mieux en un certain sujet ; c’est une continuelle succession de générations et de destructions.

Cette doctrine est très certainement celle de l’auteur inconnu auquel on doit attribuer un traité De la pluralité des formes mis à tort[1] parmi les opuscules de saint Thomas. Voici ce qu’on lit[2], en effet, en ce traité, au sujet de l’accroissement des quantités et de l’opération qui exalte l’intensité d’une forme ; la netteté de ce passage est digne de remarque :

« De deux formes qui sont de même genre, il en est une, la plus parfaite, qui contient virtuellement l’autre, la moins parfaite ; si une forme de moindre perfection était conjointe avec une forme plus parfaite, elle ne donnerait aucunement une forme encore plus parfaite ; cette adjonction serait opération vaine. Or, dans la Nature, rien ne se fait en vain ; il ne peut donc, entre espèces différentes, y avoir une addition telle qu’une forme préexistante demeure en même temps que la forme qui survient. Voici, dès lors, comment il faut comprendre l’analogie dont nous avons parlé : Lorsqu’une forme plus parfaite survient, la forme préexistante est détruite, de telle sorte qu’une seule forme demeure dans le com-

  1. Sur la nature apocryphe de l’opuscule De pluralitate formarum, voir : P. Mansonnet O. P., Des écrits authentiques de saint Thomas d’Aquin, Fribourg, 1910, p. 95 (Extrait de la Revue Thomiste, 1909-1910).
  2. Sancti Thomæ Aquinatis Opuscula ; Opusc. XLV ; De pluralitate formarum, Cap. I.