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LA LATITUDE DES FORMES AVANT ORESME

doctrine opposera notre auteur ? Sa doctrine reposera en entier sur la distinction entre l’essence et l’existence, si fort débattue au moment où il écrivait, mais qu’il admettait pleinement[1].

« Remarquons, dit-il, que, dans toute chose qui augmente, il faut admettre des degrés ; dire, en effet, que quelque chose a crû dans un certain sujet, c’est dire qu’au sein de ce sujet, ce quelque chose a acquis un degré qu’il ne possédait pas auparavant.

» Mais, pour les formes, les degrés peuvent être entendus dans deux sens différents ; on peut parler de degrés selon l’essence ou de degrés selon l’existence. Selon cette distinction, il peut advenir ou bien que le plus ou moins de degrés change l’espèce, ou bien qu’il ne la change pas. Au point de vue des degrés d’essence, les formes, nous l’avons dit, se comportent comme les nombres ; l’espèce change donc [si de nouveaux degrés d’essence sont acquis]. Il n’en est pas de même des degrés d’existence.

» Puis donc qu’une charité accrue reste de même espèce que la charité primitive, l’accroissement de la charité ne peut être l’acquisition d’un plus grand nombre de degrés suivant l’essence, mais d’un plus grand nombre de degrés selon l’existence… Elle ne s’accroît donc pas d’une manière essentielle, comme le prétendait la thèse précédemment examinée ; elle s’accroît au point de vue de l’existence. »

Il semble que Gilles de Rome se mette ici en contradiction formelle avec saint Thomas d’Aquin ; celui-ci concédait[2], en effet, qu’on employât cette formule : La charité croît selon son essence, mais à la condition qu’on n’entendît pas par cet accroissement un mouvement dans l’essence ou dans l’existence : « Non autemut sit sensus : augetur secundum essentiam, id est : augmentum ejus est motus in esse vel in essentia. » Mais, entre les deux docteurs, la contradiction, nous l’allons voir, est purement apparente et verbale ; la pensée de Gilles se conforme exactement à celle de Thomas.

La doctrine de Gilles rencontre en effet, sur son chemin, une question à laquelle il lui faut répondre. Pourquoi donc ces degrés, considérés au point de vue de l’existence, ne se peuvent-ils concevoir que pour les formes accidentelles et point pour les formes substantielles ? De même qu’en vertu de tels degrés, un corps chaud peut être plus ou moins chaud, du feu ne pourrait-il être plus ou moins feu ? La question est embarrassante et la réponse

  1. Voir Quatrième partie ; tome VI ; chap. IV, § IV, pp. 297 à 309.
  2. Sancti Thomæ Aquinatis Quodtibeta ; quodlib. IX, art. XIII.