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LA PHYSIQUE PARISIENNE AU XIVe SIÈCLE

Cette même opinion se réfute d’une autre façon, et fort bien. Si, à une première charité, on ajoutait une seconde charité, il y aurait dans l’âme deux charités, ce qui ne se peut soutenir ; en effet, ou bien la différence en serait spécifique ou bien elle serait simplement numérique ; elle ne peut être spécifique, car toutes les charités appartiennent à la meme espèce de vertu ; elle ne peut être numérique, car un accident n’est numériquement multiple qu’en vertu de la multiplicité numérique des sujets ; la forme, en effet, ne se divise que par la matière… ; ainsi ne saurait-il y avoir deux blancheurs s’il n’y a deux corps blancs. Puis donc que nous supposons qu’une seule et même âme se perfectionne en charité, nous ne saurions comprendre qu’on pût, en cette âme, donner deux charités… Et nous ne pouvons dire que, de deux autres charités, se fait une charité unique, car des accidents ne se mélangent pas. »

Les tenants de l’opinion qui vient d’être discutée ne sont pas les seuls que combatte Gilles de Rome ; contre les tenants de l’opinion proposée par Henri de Gand, il ne prend pas moins nettement parti.

« Cette thèse, dit-il[1], ne se peut soutenir : dire qu’une chose augmente essentiellement, c’est dire qu’elle augmente suivant des degrés d’essence. Mais cela ne saurait convenir ni à une forme substantielle ni à une forme accidentelle, tant que la forme demeure spécifiquement la mente… En effet, au point de vue des degré d essence, les formes sont comme les nombres ; chaque unité qu’on ajoute ou qu’on retranche impose au nombre un changement d’espèce, en sorte qu’un nombre ne peut s’accroître ou diminuer de certaines unités sans éprouver un changement d’espèce ; de même, une forme ne peut croître ou diminuer selon les degrés d’essence sans que l’espèce s’en trouve changée ; or c’est ce que nous ne pouvons dire au sujet de la charité, car une charité accrue n’est pas une charité d’une autre espèce.

» Il y a plus ; cette thèse se contredit elle-même. D’une part, en effet, la perfection plus ou moins grande ne change pas l’espèce ; d’autre part, croître d’une manière essentielle ne se fait point sans changement spécifique ; dire donc d’une charité plus parfaite qu’elle a été accrue d’une manière essentielle, c’est poser une affirmation contradictoire. »

Aux deux opinions qu’il a rejetées avec une égale fermeté, quelle

  1. Ægidii Romani Op. laud., dist. XVII, pars. II, principalis I, quæst. I : Utrum charitas possit augeri. Éd. cit., fol. 95, col. c.